La mode du Harlem Shake aura donc détrôné celle du Gangnam Style, dont les internautes s’étaient déjà emparés pour en livrer, par milliers, leurs propres versions. En plus des particuliers, des employés de bureau, des corps d’armée, des équipes de sport, des campus universitaires – jusqu’à la circonscription du 1er arrondissement de Paris de l’UMP, pour un résultat d’un bonheur très relatif -, se seront joints au mouvement. Comment interpréter, sinon l’engouement suscité, ce que donnent à voir les vidéos en question ?
Rappelons que le Harlem Shake – du nom du morceau du DJ et producteur Baauer – se décompose en deux temps. Un individu masqué (la tête couverte d’un casque, d’une cagoule, d’une tête de singe ou d’un masque de Spiderman : toutes les variations sont possibles) se livre, seul, à des mouvements répétitifs ou frénétiques, avant que d’autres, occupés jusque là à leurs activités habituelles – jouer à la console, envoyer un SMS, regarder la télé – ne se joignent à lui, au son des mots Do the Harlem Shake (élément déclencheur dont chacun ne semblait attendre que l’énoncé pour exprimer des pulsions longtemps brimées). Le tout, généralement, n’excède pas trente secondes.
Vapeurs de spring break transposées en milieu domestique ? Façon de s’inscrire dans un mouvement collectif, sur la base du partage de références communes (des costumes de super-héros à l’air sex, en passant par les nombreux renvois aux jeux vidéos, la culture geek est à l’honneur) ? Brusque poussée d’absurde, tendance dadaïste ? Transcription festive des vertus libertaires qu’a pu véhiculer le web, aux temps du Printemps Arabe notamment ?
Dans une vidéo, trois paramilitaires s’apprêtent, dans une forêt, à abattre des civils agenouillés. (Une fictionnalisation plutôt rare, quand la plupart des vidéos voient leurs participants se mettre en scène dans leur quotidien : c’est justement ce basculement de scènes ordinaires dans la frénésie qui amuse, ou inquiète.) Mais bourreaux et victimes sont bientôt entraînés dans la danse : antagonismes et rapports d’autorité, ordre établi et convenances morales – il s’agit souvent de finir en sous-vêtements – n’ont plus cours. Une dimension iconoclaste qui, à l’évidence, n’est pas du goût de tout le monde. En Égypte, quatre étudiants ont fini en prison pour s’être livrés à un Harlem Shake dans les rues du Caire. En Australie, quinze salariés ont été licenciés pour en avoir créé leur version au fond d’une mine d’or.
Significativement, nombre de Harlem Shake prennent place dans des bureaux, comme ce fut le cas, deux ans plus tôt, avec la mode du lipdub. Fantasme du travail comme lieu de l’éclate collective, dans lequel les menues cloisons de l’open space voleraient en éclat, et où seraient abolies les hiérarchies – soit rien moins que la fonction originelle du carnaval. S’il existe par ailleurs d’authentiques initiatives collectives, on imagine aisément les consignes diffusées par certaines RH à leurs employés, prolongements des journées sans cravates et autres vendredis casual wear : demain, tenue festive obligatoire !
Mises bout à bout, ces vidéos – au-delà des comportements incohérents qu’elles donnent à voir – ont, en fin de compte, quelque chose d’angoissant. C’est que le Harlem Shake met en scène l’idée même du viral au sein d’une vidéo virale. Un dysfonctionnement, une maladie du corps (dans la plupart des cas, on parlera difficilement de danse) se transmet au groupe : l’effet produit se situe alors quelque part entre le Frissons de Cronenberg et le Kaïro de Kurosawa. Regarder un Harlem Shake, c’est en somme se voir happé par le web, pour en fin de compte le convoquer et en prolonger le geste in real life, avant de le renvoyer d’où il vient – et ainsi de suite. Soit la naissance d’une gigantesque communauté de zombies festifs et hypersexués.
Au fond, le phénomène, aussi fondamentalement idiot que signifiant, vaut moins pour ce qu’il dit en soi (autant dire à peu près rien) que pour ce que l’on veut y voir – magie du mème, illisible et par conséquent souverain.
Attention, tout de même : au-delà d’un certain nombre de visionnages, le Harlem Shake peut entraîner quelques effets indésirables.