Orgasme terminal, extinction des sens, châtiment divin ou catastrophe naturelle : à quoi la fin, prévue pour le 21, ressemblera-t-elle ? Cinématraque, qui prend l’affaire très au sérieux, passe en revue quelques hypothèses.
Comme dans beaucoup de fictions s’appuyant sur un scénario catastrophe produisant la fin des temps, le film de David MacKenzie l’envisage comme une épidémie dévastatrice. Sur ce mode, la fin du monde n’est pas celle de la planète qui s’est détraquée par le fait de notre insouciance, elle est la fin des hommes, incapables d’y vivre et d’y cohabiter.
Cette épidémie, qui détruit nos sens au fur et à mesure, n’est pas contagieuse aux dires d’Eva, épidémiologiste et personnage principal. Cette dernière, qui sort tout juste d’une énième rupture, amorce un boycott de toute relation amoureuse. C’est le moment de croiser Ewan le chef cuisinier, symétriquement spécialiste des sens, et tout aussi désabusé qu’elle au sujet de ce qu’il lui reste à investir de croyance en une histoire d’amour.
Ce qui s’abat sur la planète n’est ni un virus ni une bactérie, mais se propage à une vitesse phénoménale, et n’épargne personne. La contagion est celle de la fin de toute possibilité de ressentir, et donc d’aimer. « Je n’étais pas malade, dit Eva qui s’est absentée de son travail, j’étais juste malheureuse ». La perte de nos sentiments tombe désormais sous le coup d’un diagnostic : elle est une maladie, voire une pandémie.
Perfect Sense
Il y a ce que nous sentons avec nos cinq sens, capteurs du réel, et ce que nous ressentons, les sentiments que nous sommes capables d’éprouver, psychologiquement, puis physiquement.
Les sentiments sont la représentation mentale de nos sensations physiques, mais ils peuvent avoir un effet retour sur notre corps : le sentiment d’amour accélère le rythme cardiaque, la honte nous fait rougir ; c’est en ce sens que nous disons qu’ils nous font ressentir quelque chose. Ne vivent de réels sentiments que ceux qui ont pris « le soin » de convoquer la part construite de leur subjectivité, en plus de la sensation elle-même, dans la représentation que nous en donne notamment notre imagination.
Les histoires d’amour n’en finissent plus de finir mal, elles sont le paradigme essentiel à dire ce que sera la fin d’un monde dont l’histoire se termine dans des souffrances aussi absurdes qu’inattendues.
Étiologie du malheur
Perfect Sense nous décrit comment, dans un premier temps de la maladie, les sens « chimiques » sont attaqués (l’odorat et le goût), puis les sens mécaniques (l’ouïe et la vue). La première série pointe la perte de sensibilité à ce qui nous touche de nous à nous-mêmes, la seconde affecte ensuite notre relation aux autres. Chaque vague de l’épidémie est précédée d’une crise qui exacerbe l’expression de ce que nous avons omis de vivre, ou exagérément cherché à ressentir, avant de nous abandonner à ce que, de ce fait, nous sommes devenus.
La première plaie qui s’abat sur l’humanité en perdition est la perte de l’odorat. Elle attaque cette sensation, presque spirituelle d’un certain point de vue, mais qui de par son nom regroupe l’idée même des cinq sens qui nous mettent en contact avec la matière : sentir. Dans Perfect Sense, la disparition de cette faculté est précédée d’une crise aiguë de ressentir, d’une déferlante de sentiments de tristesse.
Un accès de désespoir, de douleur et de sanglots déchire le sujet, qui se retourne sur son passé pour en reconsidérer les pertes et les échecs, les remords et les regrets. Puis, il ne sent plus rien. Et la voix off, qui accompagne ce récit terrifiant, d’ajouter « qu’avec la perte de ce sens tellement lié à la mémoire, un nombre incroyable de souvenirs disparurent aussi ». Les sens ont une mémoire, ils permettent de fixer nos souvenirs, et donc ce qui nous singularise par notre histoire. Être privé de l’un d’entre eux, c’est déjà réduire la durée et l’intensité de ce qui produit ce que nous sommes, par la mémoire de ce que nous avons été.
C’est cette consistance que nous mettons en jeu lorsque nous faisons le pari de faire de notre appréhension du monde autre chose que de l’intelligible et de l’efficace. Ressentir, c’est accepter que le gain d’être produit par le plaisir d’aimer s’accompagne irréductiblement du sentiment de fragilité inhérent à la peur de la perte. C’est ce que redoutent plus particulièrement Eva et Ewan, ce couple qui se constitue à son corps défendant, en pleine épidémie, sur le mode de la méfiance. Mais ils cèdent, car l’épidémiologiste a déjà renoncé à ses savoirs en constatant son impuissance face aux évènements, et le prestigieux Chef Cuisinier à été contraint d’adapter son talent à manipuler l’alchimie des goûts à celui d’une population dépourvue d’odorat : des gourmets qui ne sentent plus.
La seconde plaie se manifeste suite à une crise d’angoisse, de peur convulsive et de stress. La frayeur de manquer et, corrélativement, la menace que représente l’autre. Puis les hommes se jettent sur toute nourriture étant à leur portée, et même sur tout ce qu’il leur est donné d’ingérer, sans que cela soit forcément comestible. Les uns avalent du savon, du rouge à lèvres, d’autres de la moutarde et de l’huile à grosses gorgées ; un boucher se jette sur une carcasse entière, qu’il dépèce avec ses dents.
La fin du monde, c’est l’émergence de ce monstre qui a été élaboré au fil de tant d’années d’évolution et de culture, et qui sommeille encore en chacun. Elle est l’apparition au grand jour de celui qui, dans l’excès et la disproportion de ses appétits, a tué son véritable goût pour les choses, délaissé la qualité au profit de la quantité, sacrifié le raffinement à l’hubris.
Suite à cette ambiance d’apocalypse, le goût disparaît, cette seconde perte réduit chacun dans sa relation à lui-même, en le privant de cette ipséité de la sensation qui nous permet d’être ce que nous sommes pour nous-mêmes avant tout. Alors que la sensation pure est impartageable (elle nous singularise et, en un certain sens, nous protège, du fait de son inaccessibilité), nous pouvons communiquer une part de ce que nous ressentons et éprouvons.
Que reste-t-il de nos amours ?
Le manque de l’odorat ou du goût n’est perceptible que pour celui qui en est privé ; en revanche, la surdité ou la cécité pénalisent le sujet pour lui-même et ses interlocuteurs. Perfect Sense nous met devant une évidence imparable, en montrant comment nous avons altéré la possibilité de nous faire entendre en déployant un langage pétri d’agressivité et de propos destructeurs.
Une vague de colère et de violence précède la perte de l’ouïe. Alors que l’angoisse et la peur sont d’avantage tournées contre le sujet qui les produit, la colère est cette réaction de violence que nous déployons relativement à ce qui nous insupporte de nous-mêmes en la retournant contre les objets ou nos pairs, qui deviennent alors objets de défoulement.
Cette phase de l’épidémie ressemble à des scènes déjà vues d’apocalypse. Paradoxalement, le scénario perd de son intensité en gagnant en mouvement et en action, mais il ne ment pas sur ce qu’il interroge, quand il décrit l’incroyable propension des hommes à accepter ce qu’ils ont détruit de leur humanité. Notre capacité presque illimitée à nous perfectionner est corrélative à celle que nous avons à nous détruire – et à nous adapter au destin tragique que nous nous sommes préparés. Mais aurons-nous encore les moyens de faire machine arrière ?
Le sentiment d’amour et l’attachement aux autres peuvent renaître dans la dépendance ou dans le dénuement. Rousseau avait d’ailleurs nommé la pitié amour de soi, sans naïveté quant aux motifs de ce qui, naturellement, nous permet d’aller vers les autres. Le noir se fait, les hommes perdent la vue, ils ne pourront désormais sentir la présence de l’autre que dans sa proximité. La distance n’est plus de mise, le monde redevient sensation brute du toucher, ramenant l’homme à l’obscurité et au silence de son état embryonnaire.
L’amour est à réinventer, il s’agit de se mettre au monde par ce qu’il reste à en sauver dans notre rapport aux autres.
Notre système immunitaire est en berne, et l’insuffisance de notre sensibilité aux évènements en atteste le dérèglement essentiel. Nous sommes à la recherche effrénée de sensations fortes, pour pallier la baisse de notre capacité à éprouver des sentiments. Dans le but inavoué de ne pas prendre le risque d’aimer, nous avons été prêts à payer le prix fort de nos excès : user du sens produit par l’appréhension des choses et le contact des autres, jusqu’à la destruction même de nos sens.
Perfect Sense, de David MacKenzie, avec Ewan McGregor, Eva Green, Ewen Bremner, Grande-Bretagne, 1h32.
Super commentaire très éclairé d’un film vraiment bien pensé.
**Spoiler**
Auriez-vous des éléments d’explications sur la scène qui précède l’apparition de la dernière perte de sens (sentiment de bonheur puis perte de la vue) : la terre semble basculer à nouveau dans une ère glaciaire et des mammouths refont surface.. Quelle est l’image/la métaphore derrière cette scène ?
Intuitivement on peut penser au retour de l’humain à son stade embryonnaire avec ce retour à l’ère glaciaire dont vous parlez dans votre commentaire notamment en invoquant le mammouth étant l’animal préhistorique par excellence dans l’imaginaire collectif ? Voyez-vous autre chose ?
Merci pour ce retour…
Je n’ai pas réussi à revoir ce film qui m’avait déjà tant troublée à l’époque depuis le début de la pandémie Covid. Son aspect prémonitoire m’effraie (non pas que je croie aux prémonitions), mais je crois au fait que l’on parvient à imaginer de façon assez explicite ce que notre sensibilité à ce qui se passe nous dicte de façon implicite. Les artistes en ont fait leur activité, MacKenzie (cinéaste que j’aime particulièrement) est un maitre en la matière.
J’aime beaucoup votre question et votre suggestion de réponse, cette piste qui confirme que l’élément prémonitoire est déjà là devant nous, peut-être depuis longtemps, voire depuis toujours, mais nous n’avons pas pris la peine de le percevoir…