Le projet – adapter le best-seller de Yann Martel en lui allouant les moyens d’un blockbuster – avait de quoi laisser dubitatif. Non que le roman ne se prêtât pas à la grandiloquence typique des films à gros budgets, mais l’histoire elle-même était loin de correspondre à l’idée que l’on se faisait du film maousse, à plus forte raison imaginé en 3D. Un homme se retrouve dans une barque avec un tigre. Rien de plus. L’idée aurait pu intéresser un artiste pour une installation, ou servir de base à une variation maritime du cinéma de Kiarostami, la barque remplaçant la voiture et le tigre, l’enfant. La ligne très ténue du pitch ne semblait donc pas vraiment faite pour embarquer tout le staff des exécutifs de la 20th Century Fox. Et c’est pourtant ce qu’il s’est passé. La magie, bien sûr, du best-seller – cette merveilleuse logique qui veut que tout ce qui peut rapporter de l’argent doive être adapté au cinéma.
Dès lors, il ne fallait pas, pour la Fox, se louper. C’est donc, déjà, la division films « indépendants » qui s’est chargée de soutenir le projet. Le choix du réalisateur importait plus que tout. Dans la tête des dirigeants et des cinéphiles, Ang Lee semblait l’option idéale. Le cinéaste semble en effet aussi à l’aise dans le cinéma spectaculaire (Hulk, Tigre et Dragon) que dans les drames intimistes (Ice Storm, Brokeback Mountain), et n’a pas l’habitude de prendre à la légère les thèmes émergeant des récits qu’il adapte, qu’il s’agisse du quatrième livre de la Pentalogie de la Grue d’Acier de Wang Dulu (qui servit de base à Tigre et Dragon), ou de son interprétation de Hulk, création des génies de Marvel, Stan Lee et Jack Kirby. A chaque fois, il donne du poids, porte un regard intelligent sur le matériel original. C’est d’ailleurs ces deux films qui permettent de comprendre un peu mieux l’intérêt du cinéaste pour le roman de Yann Martel. Ce dernier s’inscrit dans une logique de vulgarisation de différentes théories métaphysiques. On retrouve là son intérêt pour les mythes et légendes, déjà présent dans son opus chinois. Mais étrangement, on n’avait pas vu un tel créateur de formes depuis la version super-héroïque de son aventure Marvellienne. On pressentait dans son approche quasi expérimentale du blockbuster l’espérance d’un cinéma nouveau, qui s’affranchirait du cadre de l’écran de cinéma. Il faut voir Hulk – un film pensé en 3D, sans avoir pour autant recouru à la technologie, alors encore en phase de modernisation expérimentale – pour en comprendre le caractère visionnaire. Il était clair, depuis que la technologie s’était perfectionnée, et qu’Avatar avait relancé la mode de la 3D, que le cinéaste allait s’y confronter. C’est donc avec L’Odyssée de Pi qu’Ang Lee a, pour la première fois la possibilité de se réinventer, et de pousser le film à grand spectacle dans ses retranchements. On le sait, la technologie 3D a été si pervertie par les ambitions financières des studios qu’elle est aujourd’hui perçue par beaucoup, et avec raison, comme un repoussoir très onéreux. On compte sur les doigts d’une main les rares films où la 3D s’éloigne du gadget pour accompagner le geste artistique d’un cinéaste. Indéniablement, L’Odyssée de Pi tient dans cette main.
Il s’agit ici de l’un des plus beaux – si ce n’est le plus beau – films réalisés en 3D. Cependant, malgré les qualités de l’auteur, et les nombreux points rapprochant son univers à celui du livre, L’Odyssée de Pi déçoit. La faute, sans doute, à l’éparpillement du cinéaste. On aurait été en droit d’attendre, au vu du matériau de départ, un grand film Fordien, le monde de Pi offrant – a priori – des grands espaces splendides, permettant à la 3D de jouer sur la profondeur de champ. Ou un geste approchant la radicalité expérimentale d’Alfred Hitchcock pour son Lifeboat (d’autant que ce dernier est loin d’être le meilleur de son auteur). Il réalise certes un très bel exercice de style, mais on le sent hésitant. Si, dans la première partie, on touche presque à la magie des films d’avant-garde de Germaine Dulac, pour ne pas perdre ses spectateurs les plus réfractaires aux expérimentations, l’auteur finit celle-ci sur un naufrage spectaculaire aussi impressionnant que ridicule, lorsque notre héros se prend pour l’homme de l’Atlantide. Une fois coincé sur la barque avec ses deux personnages, Ang Lee patine, répétant ainsi à l’envi les mêmes effets de mise en scène, dans une compilation de décors sur fond vert pas toujours du meilleur goût. Faut-il y voir un manque d’inspiration face à une oeuvre originale manquant elle-même d’envergure ? L’Odyssée de Pi ne semble en fin de compte qu’une version exotique du Monde de Sophie destinée aux fans de Paulo Coehlo. Un vrai condensé New Age, que l’on digère sans doute très bien dans l’Eurostar, mais qui peut vite tourner au ridicule une fois transposée à l’écran. Or, Ang Lee n’essaie ni de rendre intéressant ce précis théologique, ni d’apporter une profondeur à cette compilation de cultures de la foi. Il demeure, un peu comme le spectateur, à la marge. En-dehors de l’histoire, il n’assume qu’un rôle d’illustrateur, et l’oeuvre perd alors tout l’intérêt artistique que semblait pouvoir apporter le cinéaste au début. L’Odyssée de Pi, le film, devient un produit promotionnel au service du livre de Yann Martel, plutôt qu’une oeuvre ayant sa vie propre.
L’Odyssée de Pi, Ang Lee, avec Suraj Sharma, Irrfan Khan, Adil Hussain, Etats-Unis, 2h05.
Avec tous nos remerciements à Cine-Heroes.