Les Confins du Monde, uchronie indochinoise

Habitué des festivals du monde entier : Locarno avec La Vie Crevée (1992) ; Berlin avec La Religieuse (2013), L’Enlèvement de Michel Houellebecq (2014), The End (2016) ou encore Cannes avec Valley of Love (2015), Guillaume Nicloux retrouve la Quinzaine des Réalisateurs vingt-quatre ans après Faut pas rire du bonheur (1994) avec Les Confins du Monde. Sous ce titre aux accents mystiques se dévoile une partie bien sombre de l’histoire française en Asie : la colonisation de l’Indochine.

Le film débute en 1945, au moment du coup de force des Japonais, le 9 mars. Sous ce nom grandiloquent se cache la volonté nippone de se débarrasser de la présence encombrante des Français en Asie. Plusieurs attaques sont alors menées simultanément par les Japonais afin de semer la terreur, déstabiliser l’ennemi et in fine libérer l’Indochine, c’est ainsi que les forces françaises postées à Saigon, Thakhek ou encore Lang Sơn sont attaquées par surprise par l’armée impériale. En quelque quarante-huit heures, ce sont près de 3 000 Français qui sont tués.

Guillaume Nicloux décide de partir de ce bain de sang pour son film. On se retrouve alors rapidement dans un trou empli de cadavres où seul Robert Tassen (Gaspard Ulliel), jeune militaire français, laissé pour mort, a survécu. Malgré sa chance apparente, on apprendra qu’il a vu périr son frère sous ses propres yeux. Aveuglé par la vengeance, il reprend du service dans l’armée et s’engage dans une quête solitaire à la recherche des assassins de son frère. Cette quête l’amènera rapidement à un nom : Vo Binh, lieutenant d’Hô Chi Minh. Vo Binh devient dès lors cause de tous les maux de Tassen. Pourtant une rencontre dans un bordel français en Indochine (le Perroquet) va bouleverser ses plans et flouter sa frontière entre ennemi-e-s et ami-e-s. Cette rencontre c’est celle de Maï (Lang-Khê Tran), une jeune prostituée indochinoise pour qui Tassen va développer des sentiments amoureux au fil de ses visites au Perroquet.

Les Confins du Monde rend compte d’un certain autocentrisme de notre chère nation en plus de cultiver les clichés

L’histoire développée par Les Confins du Monde semble familière et pour cause, ce tiraillement entre quête personnelle et rencontre (amoureuse) est un procédé récurrent au cinéma. En fait, le scénario n’est clairement pas la force du film de Guillaume Nicloux. Et pour cause, outre cette intrigue succinctement développée ici et qui apparaît comme cousu de fil blanc tout au long du visionnage : on assiste à de nombreux problèmes. Par exemple, se retrouver avec le personnage de Guillaume Gouix (excellent par ailleurs) sur un mirador avec Gaspard Ulliel pour discuter des stations du métro parisien en ayant chacun une clope au bec. La chose peut sembler anodine, mais c’est un dialogue typiquement franco-français qui ne fait guère rire et qui au contraire rend compte d’un certain autocentrisme de notre chère nation en plus de cultiver les clichés à l’international.

Tiens, les clichés, parlons-en ! Bien qu’ils soient nombreux et que sans doute nous en avons oublié, on ne peut se satisfaire en 2018 d’une œuvre montrant de telles inepties. Guillaume Nicloux a confié partir d’une base historique et dériver vers une sorte de fantasme narratif. Grand bien lui fasse, le cinéma c’est aussi cela. Cependant, perpétrer des clichés sous le joug d’un personnage qui a changé sa vision des choses parce qu’il est tombé amoureux d’une « ennemie » : cela est beaucoup trop facile et abject. Montrer un personnage qui évolue dans son approche des êtres humains ne résout rien. Si l’écrivain Saintonge (Gérard Depardieu), fan de Saint-Augustin et observateur averti de ce conflit franco-nippon-indochinois, agit comme conscience de Tassen, c’est surtout par un aspect purement narratif, quasiment littéraire pourrait-on dire. Or, le cinéma ce sont surtout et avant tout des images. Le cinéma c’est la création d’une représentation collective. Alors pourquoi Guillaume Nicloux fabrique une fois encore des ennemi-e-s profondément mauvais-es et des Français dans une posture presque de victimes face à ce qui leur arrive ? Les Indochinois-es et les Japonais-es (le film ne fait quasiment pas de différence sauf quand il s’agit de montrer ces insurgé-e-s) sont des monstres sanguinaires qui torturent, découpent des bras, des jambes, des têtes pour les exposer et qui violent une des leurs (qui plus est aveugle). Les Français eux ? Ils tuent certes, mais par ripostes, car ils sont attaqués… par surprise évidemment. Ensuite, ils se retrouvent au Perroquet, consomment alcool, opium et femmes. Ils vivent comme des bons franchouillards. La crise de jalousie du personnage de Gaspard Ulliel à celui de Lang-Khê Tran passerait presque pour légitime alors qu’elle est profondément sexiste. Pourquoi parce lui l’aime, devrait-elle faire des sacrifices ? Et si c’était de manière inverse, aurions-nous eu la même chose ? Pas sûr.

Pourtant, c’est ce mode de vie que Robert Tassen veut inculquer aux Indochinois-es : et, il va (en partie) y arriver. C’est le cas par exemple du Sergent Phong qui même s’il continue à parler indochinois, demeure profondément anti-Indochinois-es et n’hésitera pas à les tuer sans état d’âme. Le reste du commando formé par Robert Tassen, partant d’une idée militairement bonne : à savoir que les personnes vivant depuis des générations sur ce sol sont plus aptes à le connaître que les Français, subit lui aussi ce lavage de cerveau forcé. Affaiblis par la torture, la prison, ils ne sont plus que des sacs d’os que l’on fait combattre avec nous pour des bols de riz. Dans ce commando décimé par les Indochinois-es et les Japonais-es ne restent plus que Tassen et des « Viets » dont Phong qui n’hésitera pas à dire qu’il est un des leurs. Énième erreur ! Non Robert Tassen et ces « Viets » lobotomisés ne sont pas les mêmes ! S’ils se battent sous un même drapeau, leurs revendications sont diamétralement opposées : le Français se bat pour défendre une colonie quand les autres membres du commando se battent (paradoxalement) pour leur survie. Phong lui, est un cas à part puisqu’il se bat pour sa carrière dans son pays « d’adoption ».

Un pays d’adoption peu remis en cause par Guillaume Nicloux et c’est bien dommage qu’en 2018 les Français-es aient du mal à accepter et dénoncer ces crimes contre l’Humanité que furent les colonisations des différentes régions du monde par les Occidentaux. Un fait d’autant plus énervant que techniquement Les Confins du Monde est enthousiasmant : le grain de la pellicule, les sons et les lumières participent d’une immersion franchement réussie où le rythme (souvent) surprenant permet d’explorer une région du monde et une période historique trop souvent ignorées. Malheureusement donc, le traitement de ces « Autres » rend cette œuvre insipide et dangereuse. Car oui, dans l’Histoire, ce sont bien les envahisseurs qui doivent être décrits comme mauvais et la France qui doit être noircie dans ce genre de film, pas les oppressé-e-s et leur(s) violence(s). Elles et eux n’aspirent qu’à être libres, tâchons d’en faire de même en ne reproduisant pas ces schémas sexistes et racistes !

https://www.youtube.com/watch?v=_GbfBu3SCzc

Les Confins du Monde de Guillaume Nicloux, avec Gaspard Ulliel, Gérard Depardieu, Guillaume Gouix et Lang-Khê Tran. 1h43. Prochainement en salles.

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