A la fin des années 2000, Paul Dano s’est imposé possiblement comme l’acteur phare de la vague indé noyautée par l’explosion des Sundance movies. A quelques mois, l’énorme succès de Little Miss Sunshine et le triomphe critique de There Will Be Blood propulsaient la bouille d’ange toujours inquiète d’un garçon dont on imaginait déjà la carrière fuyante et la filmographie stimulante mais difficile à cerner. Pas totalement circonscrit à la frange arty des productions indépendantes, mais jamais résolu à se lancer dans le bain du Hollywood mainstream, Dano a toujours renvoyé l’image d’un acteur cérébral, sans doute un peu trop pour ses détracteurs le caricaturant volontiers comme le pinnacle du hipsterisme cinématographique.
Après avoir fait tranquillement voguer sa barque ces dernières années, et notamment sur le tapis rouge cannois l’an dernier avec Okja, dans les circonstances que l’on connaît, l’acteur revient sur la Croisette par la petite porte en 2018, et surtout avec une nouvelle casquette. S’il n’apparaît jamais à l’écran dans Wildlife, c’est parce qu’il en est le réalisateur et le co-scénariste, une grande première. Pour l’aider à faire le grand saut, il s’est entouré d’une personne de confiance puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de sa compagne Zoe Kazan, qui outre sa carrière d’actrice résolument étiquetée indé, surfe encore sur la vague du succès outre-Atlantique du formidable The Big Sick, sans conteste la meilleure romcom de ces dernières années. Ensemble, ils s’attaquent ni plus ni moins qu’à un monument de la littérature américaine de la deuxième moitié du siècle dernier : Richard Ford, héritier du grand roman américain et prix Pulitzer.
Wildlife est en effet l’adaptation d’Une saison ardente, l’un des grands romans de Ford qui, comme tant de grands romans de sa génération, s’applique à méticuleusement démonter les images d’Epinal de la middle class américaine idéale. Il nous raconte l’histoire de Joe Brinson (Ed Oxenbould), jeune adolescent de 14 ans qui assiste à la décomposition lente de sa famille lorsque son père, mis brutalement à la porte de son précédent travail, s’engage pour aller combattre les feux de forêts qui ravagent l’état du Montana dans lequel ils habitent (on y reviendra, ce détail est plus qu’important). De l’autre côté, sa mère, qui se retrouve à assumer pour deux les charges de la famille, doit apprendre à se reconstruire seule, et à redevenir une femme et non seulement une mère.
Un film d’acteurs porté par une Carey Mulligan phénoménale
La question des stéréotypes de genre est au cœur de Wildlife, tant ils influent sur les actions de ses personnages. La quête de Jerry (Jake Gyllenhaal) n’obéit qu’à un besoin viscéral d’apparaître comme un « homme », à ne pas se rabaisser à des métiers plus confortables mais qui apparaissent comme des métiers d’ »adolescents ». Il incarne le poids du regard social qui pèse sur le père de famille, obligé de se conférer à une masculinité performative, où l’héroïsme du combat face au feu, même payé une misère, vaut mieux que passer sa vie derrière un comptoir à scanner des articles. En face, sa mère Jeannette (Carey Mulligan) se retrouve jetée dans une société qui a appris depuis longtemps à lui dénier son indépendance de femme propre, et qui ne sait plus où chercher la source de son accomplissement personnel : l’éducation de son enfant ? un travail de formatrice ? l’affection d’un nouvel homme ?
Ballotté par des remous venant des deux bords, le jeune Joe devient le point central de l’action, celui autour duquel se concentrent tous les enjeux sans qu’il n’ait pour autant la moindre influence possible sur eux. Par un travail soigné sur le hors champ et les gros plans (où les échelles de mise au point arrachent presque son visage de ses arrières-plans), Paul Dano arrive à figurer l’abattement de ce jeune (pas encore) homme, bien aidé par la bouille attendrissante d’Ed Oxenbould, déjà croisé aussi bien chez Disney que dans l’horrifique The Visit de Shyamalan. Wildlife n’est pas uniquement cela mais il est avant tout un film d’acteurs. Et si Jake Gyllenhall nous montre encore ici qu’il n’est pas obligé de perdre 40 kilos ou de s’immerger neuf mois dans un rôle pour être bon, il s’éclipse quelque peu (y compris pour les besoins de l’intrigue cela va sans dire) devant une Carey Mulligan absolument phénoménale, portant à bout de bras un personnage dont elle incarne à merveille toutes les subtilités, qui nous échappe autant qu’elle s’échappe à elle-même, composant le portrait poignant d’une femme brisée dont la façade de mère idéale se fissure inexorablement.
On n’oubliera cependant pas de rappeler que l’action d’Une saison ardente se déroule dans le Montana, état engoncé dans le nord-ouest des Etats-Unis à la frontière avec le Canada, constitué essentiellement de grandes pleines désertiques, de lacs et de zones montagneuses qui le sont tout autant. Mais le Montana a également été l’un des plus grands réservoirs d’inspiration de la littérature américaine à partir des années 1960. Sous l’impulsion de quelques grands noms dont Ford fait partie aux côtés de Richard Brautigan, Jim Harrison, Rick Bass mais aussi Raymond Carver (sans oublier une part non négligeable des écrivains issus des nombreuses réserves amérindiennes de la région des Grandes Plaines comme Sherman Alexie), le Montana devient un vivier à auteurs, à ateliers d’écriture, et un fer de lance du nature writing, courant littéraire plaçant comme son nom l’indique la nature au cœur de la création littéraire, jusque dans le polar par exemple.
Souvent synonymes d’évasion, les Grandes Plaines deviennent une prison
L’influence de ces auteurs n’a pas manqué d’éveiller l’intérêt d’Hollywood, à l’image des Légendes d’automne d’Harrison adaptées en 1995 par Edward Zwick ou d’Et au milieu coule une rivière de Norman Maclean portées sur grand écran par Robert Redford trois ans plus tôt. Récemment, on a pu constater une accélération du mouvement, boostée entre autres par la résurgence des livres de nature writing dans les rayons des librairies (notamment portée par le succès des rééditions de Walden de Thoreau, nouvel indispensable de toutes les bibliothèques de la Rive Gauche, et surtout par le super boulot fourni par l’éditeur Gallmeister). Ces derniers mois, les sublimes Certain Women de Kelly Reichardt (Montana), Wind River de Taylor Sheridan (Wyoming, l’état voisin au sud) ou encore The Rider de Chloe Zhao (Dakota du Nord, l’état voisin à l’est) nous ont fait retomber amoureux de ces immensités des Grandes Plaines, porteuses des voix immémorielles de l’Amérique, y compris dans ses souffrances.
Les paysages de Wildlife frappent peut-être moins immédiatement que les trois films précédents, mais leur importance est tout aussi cruciale pour saisir l’atmosphère du film. Dans ces petites communautés coupées du reste du monde, le lointain n’est constitué que de plaines à pertes de vue, celles qui s’étendent derrière Joe quand celui-ci se confie à sa petite amie. Le paysage devient un élément de caractérisation. Les forêts que Jerry part empêcher de brûler ne sont pas en arrière-plan, elles n’apparaissent qu’après des heures de route. Entre deux, que le vide dans lequel s’enferment les personnages jusqu’à buter sur ce mur de fumée et de flammes qui semblent les empêcher d’avancer. Souvent synonymes d’évasion et de continuité d’un certain esprit américain, les paysages sont ici exploités à l’image par la caméra de Paul Dano et son chef opérateur Diego Garcia (notamment à l’oeuvre sur le Cemetary of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul, excusez du peu) pour montrer en quoi ils peuvent être aussi les murs d’une prison invisible, notamment pour Jeannette.
Pour un galop d’essai, Wildlife est une proposition diablement intrigante et stimulante. Un peu trop théorique certes, notamment au niveau d’un montage un peu sage qui aurait gagné à mieux ménager ses lévitations et ses ellipses. Encore un peu scolaire sur sa grammaire, Paul Dano livre une anti-americana qui fait vivre la fièvre intérieure de ses personnages sans jamais les juger, une œuvre pudique, à la fois douce et amère (et non pas douce-amère), qui frappe par sa maîtrise et l’amour de ses comédiens sous son apparent classicisme. Classicisme qui définitivement, ne doit plus forcément être pris comme un gros mot.
Wildlife de Paul Dano avec Jake Gyllenhaal, Carey Mulligan, Ed Oxenbould…, 1h44, sortie prévue en salles le 19 décembre.