Nothingwood : Nanarland sous les bombes

Le voilà enfin. À trois jours de la clôture de la sélection, la Quinzaine des réalisateurs tient enfin SA standing ovation. Le film qui provoque immédiatement l’emballement général d’une salle entière debout, et dont l’enthousiasme se répand comme une traînée de poudre dans le microcosme cannois. L’an dernier, c’était évidemment la bombe Divines qui avait tout emporté, propulsant le film jusque dans la course aux César. Sans en atteindre la portée, le rafraîchissant Nothingwood, présenté ce matin, s’est tout de même clairement arrogé le titre de plus grosse ovation de la Quinzaine depuis ses débuts.

Ce documentaire qui a provoqué une saillie d’applaudissements de plusieurs minutes dans le théâtre Croisette raconte l’histoire d’un de ces personnages hors normes qui font l’histoire du septième art. Salim Shaheen est un acteur et cinéaste afghan, une célébrité dans son pays d’origine où il compte une filmographie d’au moins 110 oeuvres. Parfois qualifié d’Ed Wood afghan, il est plutôt le fier représenté de ce cinéma d’action complètement fauché sur lequel a prospéré Nanarland, bien que le garçon affiche fièrement un embonpoint et une mine rigolarde qui n’en font pas le portrait-type d’une action movie star.

Mais l’homme est à coup sûr un caractère hors normes, un caractère que la journaliste Sonia Kronlund a croisé au cours de ses nombreux voyages en Afghanistan. L’animatrice et journaliste de France Culture, au cours de ses années de terrain en tant que reporter de guerre, s’est prise de passion pour cette star qui parvenait à vivre vivoter son cinéma dans un pays ravagé par des décennies de guerre, théâtre de la Guerre froide puis des conflits divers au Proche Orient entre Américains et talibans. Elle a donc choisi de le suivre pendant quelques semaines, alors que Shaheen menait de front pas moins de quatre projets.

Tout cinéma est un acte politique

Salim Shaheen est présenté comme un vecteur d’espoir en Afghanistan, où il exerce son art depuis 35 ans. Malgré une éducation stricte voyant d’un très mauvais oeil les pratiques artistiques du petit Salim (acteur, cinéaste mais aussi chanteur), ce dernier s’est lancé dans une carrière boulimique débitant les productions fauchées (celle dont on regarde de temps en temps des extraits sur Youtube pour rigoler dans les soirées), souvent d’action, où il se met en scène en héros et idéal masculin. Une sorte de Cüneyt Arkin (légende des Turkish nanars et mockbusters) un peu plus ventripotent, avec encore moins de moyens, mais avec deux atouts indéniables : un bagout hors du commun et un sens de l’improvisation permanent.

Tout semble être cinéma dans la vie de Salim Shaheen. De sa relation avec ses fans confinant à la mégalomanie pure à sa capacité à brandir une caméra à tout moment pour tourner le dernier plan de son prochain. Il y a chez lui une forme de régression presque ludique, celle de l’artiste sans producteur pour lui dire non derrière, à faire de chaque visite le prétexte à une nouvelle scène. Consciente de cette collusion du réel et du fictif dans l’existence de son sujet, Sonia Kronlund multiplie les parallèles bien sentis entre extraits de la filmographie de Shaheen et les événements survenant dans le « monde réel ».

Peu importe s’il trouver en urgence un poulet à égorger pour fabriquer du sang pour les figurants, ou s’il faut carrément emprunter le matériel de tournage de l’équipe de Kronlund pour tourner une scène. Ici, le cinéma se vit et s’improvise à tout moment, aussi car le cinéma et la vie peuvent s’arrêter à tout moment. Un mode de vie lié à une expérience traumatique relatée au début du film, dont le simple récit fait froid dans le dos, et qui donne à voir l’ampleur de la difficulté du travail de ces gens.

Oui, même s’il s’agit souvent de films de gangsters, de romances à l’eau de rose ou de polars miteux, les films de Salim Shaheen sont autant de manifestes politiques dans un pays où les talibans mènent une guerre contre l’art. À cause du cinéma, Shaheen et ses fidèles acolytes ont failli tout perdre, y compris la vie. Grâce au cinéma ils ont survécu. Et grâce au cinéma, ils continuent de vivre depuis trente-cinq ans maintenant. Il y a quelque chose d’intensément émouvant à voir une telle dévotion au cinéma, qui devient un rempart contre la barbarie, et une raison de vivre, surtout avec le sourire.

Irruption du réel

Ce qui fascine pourtant le plus dans Nothingwood, c’est sa faculté à aborder subtilement toutes les zones d’ombre et les secrets de son sujet dont le portrait ne verse jamais dans la dithyrambe. Salim Shaheen est certes un chantre de la liberté artistique au message bienvenu, mais c’est aussi le fruit de la société patriarcale afghane. Bigame, faisant cohabiter ses deux épouses sous le même toit, il ne montre jamais les membres féminines de son foyer. Il en va de même pour ses six filles (il a quatorze enfants en tout), reléguées dans l’ombre de leurs frères au prix d’un prétexte foireux selon la documentariste. Par moments fuyant et colérique, son art de la mise en scène de soi jette même par moments le doute sur la véracité de certaines de ses déclarations tapageuses, comme lorsqu’un de ses techniciens confie qu’il invente une anecdote à propos de sa mère à chaque région qu’il visite pour le tournage.

Mais l’exemple le plus troublant de l’incroyable pudeur du regard de Sonia Kronlund reste celui de Qurban, acteur récurrent et intime du cercle Shaheen. Un homme à l’humour ravageur et au charisme indéniable, volontairement maniéré et souvent utilisé pour des rôles féminins à l’écran (Shaheen lui fait jouer sa propre mère notamment dans une séquence). Sans jamais l’asséner ouvertement, la cinéaste suggère assez clairement l’homosexualité cachée de Qurban, par ailleurs marié et père de famille, dans cette société si intolérante envers les homosexuels. Qui est au courant? Qui l’ignore? Qui feint de l’ignorer? Qurban, connu en Afghanistan pour un personnage de « cousine » couverte d’une burqa dans une émission pédagogique visant à dénoncer les dérives de l’idéologie des talibans, symbolise mieux que quiconque cet Afghanistan prisonnier de son histoire, de son déchirement religieux et de sa culture de la méfiance perpétuelle.

Au fond, Nothingwood est autant le portrait de son plus célèbre représentant que de la société sur laquelle elle se fonde. Un portrait d’une densité, d’une complexité et d’une humanité rare, surtout condensée en 1h25 montre en main. Faire des films pour continuer à vivre, pour faire perdurer l’art et la civilisation face à l’obscurantisme (à l’image d’une discussion glaçante avec un combattant taliban filmé à visage découvert, ou d’une émouvante séquence aux Bouddhas de Bamiyan, joyau de l’art afghan démoli par les hommes du Mollah Omar en mars 2001), et ce coûte que coûte, même si ça coûte rien, même si les jaquettes sont moches, même si les acteurs jouent mal. Le Nothingwood de Salim Shaheen, c’est simplement le cinéma dans son essence irréductible. Et le Nothingwood de Sonia Kronlund, un sublime document sur la valeur de cet art populaire, merveilleux et universel qu’est le cinéma.

Nothingwood de Sonia Kronlund avec Salim Shaheen, 1h25

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