L’Autre côté de l’espoir  : aux sombres héros…

Les inconditionnels de la première heure ne seront pas déçus. En bon successeur de Le Havre, il n’y a pas à dire, L’Autre côté de l’espoir remplit le contrat. Aki Kaurismäki explore une nouvelle fois la figure du migrant via le prisme du merveilleux, paradoxe somme toute poétique pour le réalisateur finlandais fan des grands classiques du réalisme français. Une clef qui permet, entre autres, de saisir le traitement du langage dans ses films. Le personnage de Khaled, réfugié syrien à qui l’on rejette la demande d’asile et qui décide de rester malgré tout sur cette terre d’accueil par défaut (incarné par le brillant Sherwan Haji) n’échappe pas à la règle. Car outre le finnois, qui constitue par ailleurs une expérience linguistique et phonétique étrange (non pas que cette langue semble être une blague en soi, mais il faut bien reconnaître que celle-ci a le pouvoir de décupler le potentiel de cocasserie de bon nombre de séquences), c’est également la langue arabe qui surgit ici ; l’arabe, avec ses sons si enveloppants qu’on nous invite à écouter, dans cette logique d’exigence de diction impeccable façon André Wilms, l’un des acteurs fétiches du finlandais – ou le fantasme du cinéaste d’embaucher son double/presque sosie/porte-manteau, à l’instar d’un Lynch/MacLachlan ou d’un Truffaut/Léaud (ce dernier apparaissait d’ailleurs dans Le Havre), et autant de duos mythiques devant/derrière (la caméra, what else) parmi d’autres.

l’Homme devrait se sentir partout chez lui

Digression mise à part, au fond peu importe ce que font les protagonistes/où ils vont/quel est leur itinéraire, L’Autre côté de l’espoir donne à entendre une parole bien ancrée, à l’inverse d’un état de transit justement. Kaurismäki rappelle que l’Homme devrait se sentir partout chez lui. Aussi, derrière cette apparence lunaire, ces personnages-ci sont en réalité bien terriens, enracinés dans le décor, quitte à avoir les pieds goudronnés dans la moquette d’un restaurant improbable. Etre là, ici et maintenant, dans un présent inventif, pour mieux résister, sans aucun doute. Enfin, le rôle du chien – dans une perspective que l’on pourrait qualifier de « nizonienne » et qui confirme le diptyque d’avec Le Havre – est là pour achever le tableau et recoller à une certaine idée de l’empathie, de l’entraide et de la philanthropie.

de la bonne bière, la sueur du live et les guitares

Mais c’est de délire post-dada aussi dont il s’agit chez le scandinave, entre situations et dialogues abracadabrants et autres formules magiques qui permettraient de s’extraire de ce qui ressemble parfois à un cartoon kafkaïen ; on a beau planquer à la sauvette un Syrien avec un aspirateur en marche dans un cagibi ou dans des toilettes, ce n’est pas parce qu’on le cache qu’on ne l’entendra pas, ou qu’il aura disparu. Des tours de magie absurdes comme autant de prétextes à prolonger ce goût du show cheap et de la bonne bière, la sueur du live et les guitares en son saturé en prime. La musique diégétique en guise de sous-texte surligné au fluo ou clignotant telle l’enseigne lumineuse du premier dinner en vue et qui constitue la bande-son idéale -définitivement rock n’roll- de cette dynamique loufoque, BD-esque au possible, faussement en bout de piste (Little Bob qui foule le tapis rouge à Cannes en 2011… à faire pâlir Lynch et sa Black Lodge).

des plans beaux comme des toiles d’Edward Hopper

Une plasticité pop au final, car là où Rohmer laissait traîner du Mondrian dans ses plans, Kaurismäki, lui, fait trôner la figure de Hendrix au beau milieu de la salle du restaurant comme un ultime pied-de-nez à la junk food et autre nourriture mainstream (Kaurismäki ou le réalisateur qui aime filmer ses personnages à côté de la plaque… de cuisson, ou l’art de la dînette, souvent ratée, et qui participe de cette esthétique pâte à modeler). Ce sont par endroits des plans beaux comme des toiles d’Edward Hopper qui nous apparaissent, évidents. Et puis outre la filiation Tati/Etaix maintes fois resservie, on trouve dans ce nouvel opus des citations facétieuses ; L’Arnaque de George Roy Hill par exemple, pour la séquence de poker, qui révèle l’autre figure importante du film, Wikhström, ou l’éloquence du silence, sans cynisme de surface ; « KaurisMocky » pourrait-on avancer, pour le casting de « gueules » (qui a dit caractériel, outsider et râleur ?).

Sauver l’Autre plutôt que le décorum

En fin stratège, esthète et disciple d’Ozu, Kaurismäki maîtrise son système et cadre son côté sale, punk, joyeux drille ; pas étonnant que ce soit si carré/léché/épuré/mathématique/maniaque. C’est sérieux et drôle, entre gag et docu, païen et sacré, naïf et engagé, à ne plus savoir si c’est de l’art ou du hallal, en tout cas toujours désespérément d’actualité. Et même s’il y a du clown et du Playmobil là-dedans, hélas cette crise migratoire n’est pas à remballer dans un baril de Lego-et-hop-tout-le-monde-sur-un-canot-vingt-mille-bonhommes-tombent-à-l’eau-que-fait-l’Europe. Oui, au fond il s’agit bien d’un diptyque avec Le Havre… Alors mieux vaut continuer à filmer les pas de côté, à lorgner vers les marges et à se marrer, de façon à inventer de nouvelles chorégraphies de vie, à la manière du duo délicieusement décalé Abel/Gordon. Sauver l’Autre plutôt que le décorum, tant qu’à faire – quand ce ne sont pas ces décors qui n’en sont pas vraiment (vestiges d’architectures déclarés moribonds par les préfectures seules…).

poésie circassienne made in « Akiland »

C’est que les arrêts de bus ressemblent à des guet-apens. Plus on attend, et plus le danger risque de se pointer, paraît-il. Ça tiendrait presque du jeu de plateforme par moments cette course contre les méchants. Alors contre ceux qui veulent passer outre et « passer au travers » littéralement, en s’acharnant à vérifier coûte que coûte la vraie consistance de l’Etranger (cet individu qui incarne à leurs yeux la grande inconnue d’une équation sociétale réfutée en bloc), eh bien oui, frontalement et face caméra, on reprendra volontiers un peu de cette fricassée de poésie circassienne made in « Akiland » dans ce monde de brutes.

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