Grand prix du Festival International du Film de Berlin, Félicité permet à Alain Gomis d’obtenir une reconnaissance mondiale. Découvert avec son deuxième long métrage, Andalucia, Gomis creuse un cinéma qui cherche à construire des ponts culturels entre les continents, mais résolument tournés vers l’Afrique.
une ode à la modernité d’un continent
Félicité, son quatrième film, vient de sortir en salle et nous l’avons découvert au Louxor, à Barbès. Un cinéma de quartier, associatif qui a à cœur de concilier sa programmation avec le foisonnement culturel des habitants du coin. Ce lieu est chargé de symboles, tout aussi bien pour le cinéaste que pour nous (l’auteur de l’article et le réalisateur vivant tous les deux dans le secteur). En plein embourgeoisement d’un des derniers lieux populaires parisiens, la découverte de Félicité a offert à la population du quartier un vrai bol d’air. Il faut dire que Félicité, à travers ce portrait de mère courage est une ode à la modernité d’un continent, qui aujourd’hui encore est culturellement méprisé par ses anciens colons. La campagne électorale que l’on subit actuellement – axée sur la supériorité de « notre » culture – nous le rappelle. La parole libérée grâce au film contraste avec la volonté des pouvoirs publics de « civiliser le quartier » comme le proclamaient, il y a une dizaine d’années, les premiers travaux de rénovation de la Goutte d’Or. La situation du quartier n’a pas vraiment changé. Elle empire même depuis l’apparition de la Brasserie Barbès à l’architecture violemment néocoloniale où les belles bagnoles de VTC déposent des clients aisés, seuls capables de s’offrir quelques verres ou un dîner dans cet établissement.
Félicité n’évoque jamais le rapport de la République démocratique du Congo, où se déroule l’histoire, et de ses citoyens avec son passé: tout le film est tourné vers l’avenir. Gomis pose son récit dans un pays nerveux, dont les habitants n’attendent rien de personne, et qui malgré les difficultés ont la fureur de vivre, soif de bonheur, cherchent l’ivresse autant que l’amour. Sans éluder la corruption qui gangrène la société congolaise et la violence des rapports de classe, d’autant plus exacerbée qu’il n’existe pas de classe moyenne, Alain Gomis préfère se concentrer sur son personnage principal et le métissage des cultures. Gomis crée le rôle de Félicité autour de la musique et de l’image. Il impose ainsi le corps de l’actrice Véro Tshanda Beya au groupe congolais Kaisai Allstars. À l’instar de Bob Dylan avec la folk étatsunienne, ce groupe a décidé d’électrifier le répertoire africain. À ce corps, Alain Gomis, se permet de lui adjoindre la voix de la véritable chanteuse du groupe : Muambuy. Ensemble, elles entraînent les clients du bar, un public composé d’une gent essentiellement masculine oubliant soucis et douleurs dans les vapeurs d’alcool. Parmi eux se trouve Tabu (Papi Mpaka), un bonhomme mélancolique et qui déborde d’affection. L’homme au grand cœur – tout autant âme violente que poète perdu – tente d’aider son amie dans l’épreuve qu’elle subit : son fils doit se faire amputer d’une jambe suite aux conséquences conjuguées d’un accident de moto et de l’inexistence d’un système de santé publique.
Mais Félicité n’est pas seulement définie par ses actions pour sauver la jambe de son fils et l’amour qu’elle lui porte. Elle l’est également par sa riche vie intérieure. Le réalisateur l’illustre par l’émergence d’une musique tout aussi moderne, celle d’Arvo Part (compositeur estonien qui a marqué les cinéphiles au début des années 2000 suite à l’utilisation de Spiegel im Spiegel par Gus Van Sant dans Gerry). Cette musique interprétée par l’orchestre symphonique de Kinshasa apporte les moments de respiration du film. Ces appels d’air s’accompagnent d’une rupture de style au sein de l’œuvre, en prenant partie de proposer une histoire de Kinshasa à travers les yeux de son personnage principal. Gomis se permet une certaine coquetterie. On distingue deux nouveaux segments, l’un hors du récit où le cinéaste s’autorise à filmer la chorale, et l’autre composé des visions de Félicité. Les rêves de Félicité sont en effet les moments forts du long métrage. L’un d’eux voit la rencontre de Félicité avec un Okapi : c’est le plus intriguant et réussi. Filmé de nuit, il faut du temps au spectateur pour reconnaître cet étrange animal, entre le Zèbre et une version miniature de Girafe.
Dans sa façon de filmer nerveusement l’être dans toute sa complexité, trop près des corps pour s’arrêter au paraître, Gomis nous rappelle un certain cinéma nord américain des années 70 (William Friedkin, Melvin Van Peebles). Ces artistes n’hésitaient pas à embrasser la réalité d’un monde en le filmant frontalement, tout en entraînant leurs œuvres dans des expérimentations visuelles radicales. On comprend dès lors ce qu’a voulu dire Alain Gomis après la projection de son film au Louxor : Kinshasa aujourd’hui est l’équivalent de New York des années 70. Il y avait la même urgence et la même folie, et surtout la même envie d’aller vers l’avenir. En quelques dizaines d’années, la ville nord-américaine a vu l’explosion du pop art, l’émergence du Punk et la naissance du Hip-Hop – est-ce un hasard si Gomis a fait appel au slameur nord américain, Saul Williams dans, Aujourd’hui, son précédent film ? C’est à dire toute une culture révolutionnaire qui a ensuite envahi le monde. Espérons que l’artiste ait raison et que de nouvelles propositions comme Félicité permettent au continent africain d’être à son tour le territoire d’une révolution culturelle.
Félicité, d’Alain Gomis avec Véro Tshanda Beya, Papi Mpaka et le Kaisai Allstars. 2h