Kaili Blues : le petit film chinois qui fait baver Gaspar Noé

C’est le premier long-métrage du réalisateur chinois Bi Gan. Kaili Blues a fait sensation au festival de Locarno l’an dernier, ainsi qu’au Festival des Trois Continents de Nantes, et la raison à cela ne se trouve pas seulement dans la virtuosité de son fameux plan-séquence. Son film est un doux poème, qu’il est possible d’interpréter de bien des manières, porté par une caméra flottant à son propre rythme, prise dans un incessant flot de pensées. C’est d’ailleurs ce qui implique les difficultés à l’appréhender dans son premier tiers, bloqué dans une forme presque documentaire sur la vie du héros dans un dispensaire médical (on pense presque à Wang Bing dans certains instants) et un onirisme diffus, disons même fantastique, d’où émergent des légendes d’hommes sauvages. Kaili Blues se résume en la volonté du personnage, Chen, d’aller récupérer son neveu en province, vendu par son frère voyou pour quelques sous. Son voyage sera alors intérieur, entre les souvenirs de ce qu’il a été, et de ce qu’il compte devenir.

Il est ouvertement question du temps dans le film de Bi Gan, que l’on n’arrive jamais à saisir parce que la caméra se pose en son centre et le distend à sa guise. Le seul moyen d’influer dessus sera pour Weiwei, le neveu de Chen, de dessiner des horloges sur les murs pour enfin le voir défiler et prendre forme dans le lieu où il se trouve. Une discontinuité entretenue par le lieu où se situe l’action (la province du Ghizhou dont est originaire l’auteur), perdu dans les montagnes et la brume, comme en dehors du monde et du temps. La caméra agit dès lors comme le moyen de le retourner sur lui-même, à travers les panoramiques déjà, qui laissent surgir le décor à la mesure que le personnage s’y aventure. Si par essence, le temps est évanescent, l’ambition évidente de Bi Gan est de lui adjoindre une certaine matérialité, que le spectateur puisse comprendre qu’un road-movie aux contours réaliste peut très bien offrir de l’espace à une poésie du temps.

Cette caméra qui semble consciente d’elle-même (malgré la présence marquée de l’opérateur derrière elle) est au cœur du récit qui ne laisse jamais au spectateur le soin de savoir comment les choses vont se dérouler. Par le fait, déjà, que le prologue au récit s’étale sur plus de trente minutes, et qu’il semble ensuite aller à sa guise dans une boucle temporelle qu’est ce fameux plan-séquence de quarante minutes. Contrairement à un tout récent réalisateur mexicain que l’on vous laisse deviner, le plan-séquence qu’a choisi de mettre en scène Bi Gan est tout sauf gratuit : il est d’une force théorique majeure, dans sa capacité de prendre le spectateur à rebours (il n’est en rien indiqué, par avance, dans le récit) et son incroyable fluidité, quand la caméra flotte littéralement dans l’air comme un esprit rôdeur.

Cet esprit, on peut supposer qu’il appartient à Chen, mais l’intérêt réside dans les rencontres qu’il fait, dans sa manière d’avancer vers l’avenir pour mieux revenir sur ses pas et repartir de plus belle. Le plan-séquence, qui n’est utilisé aujourd’hui que dans l’idée d’un style « parc d’attractions », est ici détourné de ce présent narratif on ne peut plus faux. Le chemin établi et le rythme du village, perdu entre deux rives temporelles, ne font que mettre en valeur l’ambition formelle du réalisateur : jouer avec le temps cinématographique, l’assimiler et le distendre pour qu’il retrouve mieux son cours.

Kaili Blues est sans conteste un film où l’on doit accepter de se perdre. Il convient d’accueillir son étrangeté et sa dimension cryptique pour espérer saisir l’ambition d’un réalisateur qui dessine là les contours d’une carrière brillante. En décidant en plus d’y ajouter des membres de sa famille et d’y insérer les anecdotes — bien réelles — de ses protagonistes, Bi Gan rend les frontières entre le rêve et la réalité encore plus floues. Il est évident que pour lui, le réel dispose d’une vraie dimension poétique, et que les légendes qu’on se transmet participent d’une éducation au monde qui nous entoure. Chaque rencontre et passage de flambeau est le moyen d’aller de l’avant ou de régresser, de décider de ce que l’on veut devenir. Ainsi Chen offrira une cassette, qui représentait l’union d’un proche, à une femme qui lui rappelle le souvenir de sa femme, avant de repartir avec ce jeune homme un peu perdu sur son scooter, souvenir ou futur devenir de son neveu. Poétiques et surnaturelles, la rigueur et la liberté technique de Kaili Blues sont l’une des plus belles choses qu’on verra cette année au cinéma.

Kalili Blues, de Bi Gan – Actuellement en salles

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