Lorsque Martyrs est sorti en 2008, le film venait d’échapper de peu à une interdiction aux moins de 18 ans. Classification qui pour un film d’horreur équivaut à une véritable sanction, puisqu’elle limite considérablement sa diffusion : dans ces conditions, le film n’aurait pu être distribué que dans cinq cinémas en France, aurait dû attendre pour un passage télé que Canal+ lui fasse une place dans sa tranche minuit-5heures du samedi au dimanche en principe dévolue aux films X et n’aurait pas pu être vendu dans les magasins de DVD généralistes. Finalement, après une pétition d’un certain nombre de professionnels qui obtint l’intervention de la Ministre de la Culture de l’Epoque Christine Albanel auprès de la Commission de classification des films, Martyrs a finalement écopé d’une interdiction aux moins de 16 ans avec avertissement. Quoiqu’on pense de ce film, il me semble important de faire en sorte que la liberté d’exprimer ce que l’on veut dans les films soit toujours défendue. Même quand cette liberté d’expression n’est pas porteuse d’un sens révolutionnaire (c’est le moins qu’on puisse dire dans Martyrs), au moins nous renseigne-t-elle sur un certain état de l’imaginaire de notre temps.

C’est vrai qu’en voyant Martyrs, on peut se dire que cet imaginaire a quelque chose de profondément indigent. Que raconte le film ? Dès les premières images, on est plongé dans l’horreur. Une enfant d’une dizaine d’années, maillot de corps et culotte défraichis et le visage tuméfié court comme une dératée : elle fuit terrorisée une immense et sordide bâtisse de béton, comme si elle avait le diable à ses trousses… Puis le générique défile sur fond d’images d’archives tournées en 16mm : un médecin de l’orphelinat qui a recueilli la jeune fille, Lucie, nous fait visiter l’ancien site industriel où a été séquestrée et maltraitée l’enfant. Un bâtiment désaffecté derrière une énorme porte en métal, une chaise avec un trou au milieu sur laquelle était assise et retenue l’enfant. L’absence de violences sexuelles rend d’autant plus mystérieuses les raisons de cette séquestration. Pourquoi Lucie a-t-elle été ainsi retenue prisonnière ? Quelles étaient les motivations de ses bourreaux ? Le générique s’interrompt sur ces questions laissées en suspens. Une heure vingt plus tard, après des cris, du sang, de l’hystérie, des meurtres à la chevrotine, des séances de claques et de coups de poings, des tortures monstrueuses pratiquées dans une ambiance de clinique chirurgicale, nous avons finalement des réponses.

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Pour le critique américain Robin Wood, les films d’horreurs sont « l’expression dramatisée d’un Cauchemar Collectif ». Dans les années 60, ce cauchemar s’incarnait dans une sorte d’être décivilisé. Soit parce qu’il était resté à l’écart de la civilisation et du progrès, comme par exemple la famille redneck de Massacre à la Tronçonneuse, soit parce que la situation engendrait un processus de dé-civilisation chez l’homme ordinaire qui ranimait en lui de vils instincts : des voyous de La Maison au fond du Parc aux cameramen de Cannibal Holocaust, les films extrêmes réalisés par l’italien Ruggero Deodato au milieu des années 70 montrent bien comment certaines attitudes pourtant valorisées par le modèle occidental (la recherche de la fête, l’information, la découverte d’autres cultures) poussent certains individus à se comporter en sauvages. A l’époque, nous étions dans les années 70 et le cauchemar collectif avait une dimension politique, morale : il s’articulait autour d’un partage riches/pauvres, honnêtes gens/voyous, sociétés évoluées/sociétés primitives dont la porosité mettait en question la tranquille idéologie de l’Occident bourgeois : une gentille famille américaine se transforme en bourreau des assassins de sa fille (La dernière Maison sur la Gauche, Wes Craven), une bande de jeunes gens friqués se vengent de deux voyous violeurs (La Maison au fond du parc), des cameramens en reportage sur une tribu d’Amazonie dévoilent le fond cannibale d’une culture dont l’un des emblèmes fut longtemps le World Trade Center à New-York (Cannibal Holocaust). Ces films faisaient s’écrouler les valeurs défendues par notre haute culture, et appelaient à interroger les distinctions  manichéennes sur lesquelles le monde occidental s’était édifié.

40 ans plus tard, le cauchemar collectif révélé par le cinéma d’horreur n’est plus que très rarement politique. Il est entièrement pathologique. A l’image des bourreaux de Martyrs : une bande de riches, membres d’une secte bizarre qui cherche à travers la fabrication des martyrs, à en apprendre sur le passage entre la vie et la mort. En effet, celui qui subit le martyr arrive à une sorte d’état de transe entre vie et mort et semble voir ce qu’il y a de l’autre côté. Bref, c’est la peur de la mort qui motive cette secte foncièrement antireligieuse. Simplement, ils sont suffisamment riches pour donner corps à leurs fantasmes. C’était d’ailleurs également l’ennui et l’argent qui distinguaient les tortionnaires d’Hostel. 

Hostel et Martyrs décrivent une humanité où c’est l’élite qui incarne une sorte de régression totale. Elle n’a rien d’admirable, elle est dégénérée et elle a le pouvoir (c’est la même chose dans A Serbian Film et dans Kill List de Ben Weatley) : témoins de la monstruosité machiavélique de réseaux de gens riches et tordus, nous pouvons y voir l’expression du malaise collectif contemporain.

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Notre cauchemar collectif n’est plus intégré dans une histoire, il est dans le hors-temps du fantasme : la paranoïa. Nous ne pouvons même plus le dénoncer, c’est nous qui le fabriquons. Il appartient à l’imaginaire du complot. Or cet imaginaire-là est toujours d’une indigence absolue : une nébuleuse qui contrôle le monde, des sectes et de l’argent, des secrets et des influences. Dans l’horreur aujourd’hui, la mort est cynique, injuste, bête. Pour défendre Martyrs, au moment de la polémique sur son interdiction aux moins de 18 ans, Philippe Rouyer de Positif écrivait : « A l’instar de Godard qui parlait de montrer les camps de concentration en dévoilant la mécanique ordinaire du travail des tortionnaires, Pascal Laugier nous montre le quotidien des bourreaux. »

Il ne s’agit plus de comprendre pourquoi il y a des bourreaux mais quelle est la mécanique ordinaire des bourreaux, la fabrication de victimes. C’est évidemment un témoignage muet. Rien de plus affreux et de plus incompréhensible. Nous sommes gouvernés par des enfants tordus qui aiment se faire peur et qui ont peur de la mort. Les comploteurs ne sont qu’à l’image de la pauvre imagination des complotistes. Sur ce plan, Martyrs est complètement littéral. C’est pourquoi le film est assez vaseux. Car « Mademoiselle », l’étrange patronne de la secte a bien du mal à justifier de manière un tant soit peu crédible son délire. Elle a beau montrer des vieilles photos d’archives de suppliciés, difficile d’y voir autre chose qu’une fascination macabre. Rien n’est plus inintéressant qu’un comploteur ; mieux vaut s’intéresser au paranoïaque qui est en nous, qui a besoin de croire que le monde est infesté de malades pour s’assurer que lui-même n’est pas complètement fou.

Pour faire passer la sauce plutôt indigeste du scénario, on reconnaîtra quelques qualités à Martyrs.

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La meilleure scène est sans doute celle du petit-déjeuner qui se termine dans un bain de sang. Ce dimanche matin, une famille friquée mais a priori sans histoire copie une normalité qui explose avec l’arrivée d’une jeune fille en furie qui abat toute la famille.

Les scènes suivantes montrent Lucie en lutte avec un démon intérieur dans la belle maison ensanglantée de la famille. Cette fois, les hurlements ont remplacé les dialogues insipides du repas. Le réalisateur Pascal Augier joue sur la puissance graphique du rouge qui se détache sur le bleu d’un intérieur moderne aux espaces clairs et bien dessinés (ce sont ces images qui restent en priorité de Martyrs). Puis, finalement, après la mort de Lucie, la capture d’Anna, Mademoiselle vient livrer la clef de l’histoire : le discours est emphatique, ridicule. Et montre la misère grandiloquente du discours de l’élite détraquée. Dans Hostel, cette même élite détraquée venait assouvir des frustrations et des désirs toujours plus tordus. Ici, elle voile sa peur de la mort par une sorte de grand guignol macabre et mystique. On a presque envie de rire, tellement c’est mal joué ou mal écrit – même si Mademoiselle a une dégaine qui s’imprime dans nos têtes.

Martyrs n’est pas un film muet mais presque. On crie mais on ne pense pas. On est juste témoin muet (c’est l’étymologie du mot martyr en grec). Jouit-on ? Non. Se soigne-t-on ? Non plus… On a juste peur après l’avoir vu, sans pouvoir l’oublier, de n’avoir à tout jamais rien à en dire.

La bande-annonce, ci-dessous

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3 thoughts on “Martyrs

  1. To Naïma, vous avez raison, la critique est un peu rude, très orientée alors que c’est un film que j’ai vu plusieurs fois, que je ne déteste pas… sans doute j’aurais du insister sur la puissance graphique du film qui est scotchante… En revanche, j’ai du mal à voir le caractère « extrêmement réfléchi » du film que vous vous contenter de proclamer sans autre explication. Pas persuadé que j’aurai dissuadé les gens de le voir, et votre commentaire achèvera de piquer leur curiosité. Bien à vous

  2. Critique tellement fausse, tellement triste pour un superbe film. Vous êtes passé totalement à côté parce que comme toujours vous n’aviez pas le coeur assez bien accroché pour voir le chef d’oeuvre. C’est le cas de tant de personnes. j’ai adoré le film, qui reste mon préféré de tous les temps en matière de films d’horreur. Tout a un sens, jusqu’à la scène finale magistrale où on reprend enfin son souffle. Quelle claque. Aucune violence n’est totalement gratuite, elle permet d’emporter le spectateur vers cette torpeur, cet état de « martyr » justement. Comment faites-vous pour ne rien comprendre à ce point? Ce film est extrêmement réfléchi. Votre triste critique inutile empêchera certains de visionner cet incroyable film ! Je sais d’ores et déjà que je ne vous lirai plus.

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