C’est l’histoire de trois contes, trois courts métrages qui forment un film : Liberdade, Taprobana et Ennui Ennui, tournés à deux ou trois années d’intervalles entre la France et l’Angola, mais dont l’action se situe aussi bien en Afrique qu’au Portugal ou en Afghanistan. Si le voyage auquel nous invite Gabriel Abrantes est d’abord géographique, linguistique et culturel, il est aussi temporel, puisque Taprobana suit les aventures du poète portugais Camões dans le Portugal du XVIe siècle, tandis que Liberdade et Ennui Ennui se déroulent dans des cadres contemporains, voire à la limite de la science-fiction. Vous l’aurez compris, les trois courts métrages qui composent le film présentent peu de points de comparaison, sinon le dépaysement et le décalage systématique qu’ils instaurent.
Le premier, Liberdade, raconte l’histoire du héros éponyme, impuissant mais follement épris de sa belle fiancée chinoise, au point de braquer une pharmacie pour se procurer du viagra en grande quantité. Le dispositif, proche du film d’action hollywoodien, caméra au point et montage cut ultra rapide, rompt magnifiquement avec la tendresse du couple. La douceur sensuelle qui en émane est ainsi magnifiée par un mouvement de caméra embarquée sur un hélicoptère. L’objectif contourne une véritable favela verticale, laissant apparaître la misère et l’amour dans un dénuement absolu, sous la lumière orangée d’un coucher de soleil africain. Une première partie dépaysante, politique et touchante.
Le second court métrage, Taprobana, assure la transition avec le troisième, dans le comique loufoque et sexuellement trash qu’il instaure. Camões est un poète pervers et dégueulasse, qui défèque sur sa muse et fume de l’opium, mais dont les poèmes relèvent du sublime. Le film interroge avec humour le paradoxe propre à de nombreux artistes : comment produire une œuvre aussi grandiose lorsqu’on est une ordure menant une existence scandaleuse ? Camões, condamné par les autorités portugaises, échoue sur une île après avoir fait naufrage. Désespéré, alors que sa muse gît dans ses bras, le poète lusophone entend d’autres inspiratrices rieuses susurrer son nom. Sans transition, il délaisse sa bien-aimée pour poursuivre celles-ci avec avidité, dans toute leur appétissante nudité. Parce que Camões est génial, il se refuse à mener l’existence monacale et ennuyeuse que les ironiques Pétrarque et Homère lui proposent au paradis, et préfère continuer à mener sa vie de dépravé bienheureux aux enfers. C’est licencieux, drôle et un peu kitsch.
Le dernier, Ennui Ennui, est sûrement le plus drôle et le plus délirant. Cléo, génialement interprétée par une Læticia Dosch survoltée, est une bénévole de « bibliothèques sans frontière » qui met sa virginité sexuelle tardive sur le dos de sa mère frigide et cruelle. Celle-ci est incarnée par Edith Scob, parfaite. Cléo apporte à une jeune princesse nomade afghane des livres licencieux (qui ne laissent pas d’assouvir le désir de celle-ci, qui s’enfonce avec délice des carottes dans le vagin en lisant du Georges Bataille). Leur histoire croise celle d’un afghan célibataire qui, sur les conseils de sa mère, enlève Cléo sur un malentendu, dans le but de la violer, afin d’en faire sa femme et de devenir un véritable guerrier. La scène de viol déguisé figure parmi les plus réussies et hystériques du film. Tout ceci se mêle à une scène d’affrontement folle entre Cléo et ses rapteurs, des élixirs d’amours envoyés aux mauvais personnages, un petit porc dénommé Madame Bovary, un drone qui réclame de l’affection auprès de son « daddy » Barack Obama, celui-là même qui chante du Rihanna en secret dans son bureau de la Maison-Blanche. C’est délirant, imprévisible et délicieusement comique. Les scènes s’enchaînent, entre absurdité des situations et dialogues d’une sexualité crue déclamés à l’envie, pour un effet aussi jouissif qu’hilarant. Ce dernier volet, par son casting, son décalage permanent et ses situations extravagantes, a des allures de nouvelle nouvelle vague française, déployant un peu la même liberté de ton ou de situations inattendues que dans La fille du 14 juillet de Antonin Peretjatko.
Si le film se visionne dans le rire et les tons colorés de ses intermèdes, il aborde également des thématiques plus sérieuses et politiques, telles que la liberté (impuissante, donc) des jeunes en Angola, le racisme des investisseurs chinois du pays à l’encontre des populations noires, la menace de déshumanisation engendrée par les drones américains. Sur un mode toujours aussi comique, Gabriel Abrantes décrit aussi la relation difficile avec une mère, soit trop envahissante et intrusive, soit revêche et glaciale, mais également les obstacles en tous genres à l’amour, ou à une sexualité épanouie. Comme dans la plupart des bonnes comédies, le film ne parvient pas à créer l’émotion de cinéma tant attendue, intense et saisissante. Cependant, ce premier long métrage distribué en France répond probablement à l’ambition de son jeune réalisateur : créer une œuvre extrêmement singulière, abordant une grande diversité de sujets, sur le mode d’un comique outrancier, loufoque et jouissif.
Pan pleure pas, Gabriel Abrantes, avec Edith Scob, Læticia Dosch, Omid Rawendah, France / Portugal / Angola, 1h14.