« Le Hobbit » : un voyage attendu

Alors, ce Hobbit ? Que pouvait-on attendre de la nouvelle création en Terre du Milieu de Peter Jackson, dix ans après la trilogie du Seigneur des anneaux ? Si l’on attendait du divertissement, celui-ci est assuré, grâce au talent technique d’un réalisateur qui sait exactement ce qu’il veut, et qui a les moyens de l’obtenir : innovations technologiques à gogo (tournage à 48 images/seconde, en 3D, avec créations numériques de pointe à tous les étages), casting intégralement conservé (tous les personnages apparaissant dans Le Seigneur des anneaux sont ici joués par les mêmes acteurs – ce qui peut paraître évident, mais qui, au regard de certaines pratiques hollywoodiennes, démontre une fidélité absolue à son propre imaginaire), récit mené tambour battant par une bande de scénaristes soucieux de préserver la cohérence de l’univers mis en place dans la trilogie…

Mais si l’on attendait autre chose, ou un peu plus, force est de constater qu’au bout de 2h45 de grand huit déchaîné dans les mines des Monts Brumeux et de panoramiques vertigineux, The Hobbit aboutit à un paradoxe : tant de moyens étaient-ils réellement nécessaires pour adapter le premier roman de Tolkien ? Trois films pour un livre de 300 pages, là où le même nombre avait suffi pour une trilogie de 1500 pages ? Cette question peut paraître triviale, hors-propos, elle est pourtant essentielle pour une grande partie du public visé par le film, à savoir les admirateurs de l’oeuvre de Tolkien. Puisque la question de l’adaptation littéraire a été évoquée plusieurs fois sur Cinématraque ces derniers jours, parlons-en.

La qualité d’une adaptation ne peut certes pas se juger sur la fidélité à la lettre (c’est-à-dire au récit et à ses péripéties), mais bien à l’esprit (c’est-à-dire au ton, à l’ambiance, éventuellement à la morale du roman). Or, il paraît évident que Peter Jackson, outre son infidélité à la lettre (mais peut-être, aussi, à cause de cela), est aussi infidèle à l’esprit du premier roman de Tolkien : d’abord rédigé pour distraire sa progéniture, il a été publié en 1936 en Angleterre et a obtenu un franc succès. C’est donc un livre pour enfants, une aventure rocambolesque, un conte fantastique et humoristique, dans laquelle les gobelins sont de vilaines créatures, mais qui aiment aussi chanter ; dans laquelle Bilbo pense beaucoup à son estomac et regrette régulièrement le confort de son fauteuil au coin du feu ; et dans laquelle l’objectif principal reste de cambrioler la demeure d’un dragon pour voler (ou récupérer) un trésor.

Sans aucun doute, le fait de la réaliser après la trilogie du Seigneur des anneaux (mais aussi après sa relecture de King Kong) a porté, consciemment ou non, Peter Jackson vers une adaptation épique du Hobbit, en accentuant systématiquement l’aura royale de Thorin (valeureux guerrier qui semble une version naine d’Aragorn), en rejouant la course poursuite globale déjà à l’œuvre dans la trilogie (Azog le Gobelin, évoqué en quelques lignes dans le roman, est ici érigé en grand méchant sanguinaire et omniprésent – équivalent de Sauron et de ses sbires ?), et enfin, en présentant les relations entre ses personnages sur un mode volontiers héroïque (l’honneur, la loyauté, le courage – notions qui ne sont certes pas absentes du roman, mais qui sont équilibrées par l’humour débonnaire des personnages). En clair, Jackson filme son Hobbit exactement de la même manière qu’il avait filmé la trilogie, ce qui évacue l’esprit du roman, et donc une grande partie de l’intérêt de cette adaptation : où sont les subtils jeux de mot du bonimenteur Bilbo ? Où est le sens du merveilleux, qui surgissait de la finesse des détails ? Ici, Jackson orchestre un combat titanesque de géants de pierre : on est bluffé deux minutes, puis on s’ennuie. A remplir ainsi son film de milliers de gobelins, de cascades de musique (bien moins inspirée que pour le Seigneur), d’intrigues parallèles (Radagast le Brun, magicien tiré du Silmarillion), il le fait trop souvent ressembler à une démonstration de force et de virtuosité technique, laissant de côté les temps morts, la lenteur du voyage, et la progressive évolution des caractères. A ce titre, la meilleure scène du film (hormis celle des trolls, fidèle à l’esprit sinon à la lettre) reste bien évidemment l’apparition de Gollum. Andy Serkis, première star entièrement numérique (King Kong, La Planète des singes, le capitaine Haddock, c’est lui) habite son personnage, donne corps et regards à sa schizophrénie : il mériterait à lui seul un article. Pour le reste, on se demande parfois si le film a réellement besoin de ses acteurs, tant ils semblent en minorité humaine dans une majorité de plans numérisés.

Avec The Hobbit, Peter Jackson semble ainsi tout sacrifier sur l’autel du divertissement frénétique : l’esprit du roman, un certain sens du merveilleux, mais aussi son propre statut d’auteur, sa personnalité, engloutie sous les montagnes d’effets pyrotechniques. A ce stade, il paraît douteux de revoir un jour dans son cinéma l’audace et la singularité d’un Braindead ou d’un Heavenly Creatures. Faisons-en le deuil, et replongeons-nous dans le livre, histoire de rester fidèles, nous aussi, à notre propre imaginaire, avant le déferlement des deux prochains volets.

The Hobbit, Peter Jackson, avec Martin Freeman, Andy Serkis, Ian McKellen, Cate Blanchett, Etats-Unis / Nouvelle-Zélande, 2h45.

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2 thoughts on “« Le Hobbit » : un voyage attendu

  1. Moi ce qui m’a plutôt fatigué, c’est la construction des scènes d’actions, qui sont toutes sur le même modèle (séquence comique des trolls mise à part) : le groupe est assailli par un ennemi plus fort et plus nombreux, il fuit, il est sauvé in extrémis et presque par miracle (les elfes, les aigles, et deux fois par Gandalf, ce qui fait beaucoup en un seul épisode).

    Par contre, le fait de développer des personnages secondaires, comme le magicien brun issu du Silmarillion, est plutôt un atout, à mon sens. Car Tolkien, au-delà de personnages, a avant tout inventé un monde, la Terre du milieu. C’est-à-dire des peuples, des régions, des topographies, et des dialectes différents (la langue des elfes est une vraie langue, qui peut se parler).
    Je trouve qu’à cet égard, cet épisode 1 nous permet quand même d’embrasser une vue assez large de ce monde, de ses gardiens, de ses détracteurs, et des alliances secrètes, et intimes, des personnages (entre Gandalf et Galdriel, par exemple, une complicité et une tendresse infinie).

    1. Je suis d’accord avec toi en ce qui concerne les séquences d’action, et je n’aurais pas été contre l’ajout de personnages secondaires, si ceux-ci avaient réellement eu le temps d’être développés! Mais tout va trop vite dans le film.
      Par ailleurs, il me semble que la trilogie du Seigneur nous avait déjà permis d’embrasser « une vue assez large » du monde de Tolkien…

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