« De son cul, patron » : retour sur quatre saisons d’Engrenages

« De son cul, patron »

Le Capitaine Berthaud au chef de la PJ, à propos de la provenance d’un indice.

En 2005 était livrée la première saison de la « création originale » de Canal+. Produite par la respectable société de production Son et Lumière (La Maison des bois de Pialat, entre autres), Engrenages se plaçait dans le sillage de la série américaine emblématique The Wire (Sur écoute) et Canal + dans celui de la chaîne privée HBO, laboratoire du renouveau de la série américaine des années 2000 (Les Sopranos, Deadwood, Six Feet under, Generation kill…).

A la fin de la première saison, malgré le succès d’audience et le battage médiatique, la déception est immense. Certes, Engrenages se distingue de la série française à la papa, mais elle n’apporte pas grand-chose de plus qu’Avocats et Associés (produit également par Son et Lumière) ou PJ. Ce n’est pas si mal, si l’on considère que ces deux séries sont les seuls îlots de résistance à la bouse généralisée qu’est devenue la fiction audiovisuelle française dans les années 90, un peu moins bien si on compare à l’ambition de départ – soit le renouvellement de la série française annoncée partout dans les médias – et carrément déprimant en regard de la qualité effarante made in HBO. Une différence cependant, mais essentielle : la qualité de la distribution qui, avec Audrey Fleurot (Maître Karlsson), Philippe Duclos (le juge Roban) ou Thierry Godard (Gilou), porte de vrais tempéraments, capables de donner chair à des personnages. Pour l’instant, le traitement convenu et superficiel ne leur laisse pas grande latitude, mais tout va changer avec la saison 2.

« Encore faut-il pouvoir le porter »

Joséphine Karlsson à Laure Berthaud, sur son déshabillé en soie.

Grosse surprise pour la saison 2. La production ne s’appuie pas sur le succès d’audience pour enquiller une deuxième saison du même acabit mais prend une décision courageuse. Elle change l’équipe de scénaristes et substitue à Guy-Patrick Sainderichin une écrivaine de polars, Virginie Brac, flanquée d’Eric de Barahir, flic de son état, qui sera consultant puis scénariste sur les saisons suivantes. Par ce changement, Son et lumière se donne les moyens de l’ambition que Canal + affiche depuis la création de la série, et fait montre de ce qu’on est bien obligé d’appeler une vision artistique. On est encore loin de l’équipe de The Wire, composée de la fine fleur des auteurs de polars US (George Pelecanos, Denis Lehane…), sous l’autorité d’un écrivain et journaliste qui connaît le terrain (David Simon), mais le choix se révèle payant et le contraste avec la première saison est total. Le premier épisode s’ouvre sur un « barbecue », le meurtre d’un homme, brûlé vif dans le coffre d’une voiture, filmé par un jeune garçon avec son portable, dans une banlieue de Paris. L’enquête sera l’arc scénaristique de la saison et amènera l’équipe de la police judiciaire à fréquenter les banlieues pourries de Paris, peuplées de petits dealers de drogues et de malades mentaux ultra violents, les lycées huppés de la capitale où la drogue circule, et le grand banditisme avec les frères Larbi. Ce n’est pas le moindre mérite de la saison que de redéployer la caractérisation des personnages principaux, qui gagnent profondeur et cohérence tout en imposant une série de personnages secondaires qui ont chacun leur voix personnelle (celle de l’avocat véreux Szabo, flippante), qui utilisent le vocabulaire de leur profession (le parler flic / le parler avocat / le parler judiciaire…) et même leur langue propre ( l’accent égyptien en arabe d’un personnage est commenté par les marocains, dans une scène de bar qui ancre la série dans le réalisme, mais fait aussi un petit appel du pied au travail de la langue cher aux scénaristes d’HBO, tels David Chase des Sopranos ou David Mills de Deadwood) . La virtuosité des dialogues, souvent très drôles, interprétés au cordeau par une distribution d’autant plus époustouflante qu’elle est composé en bonne partie d’acteurs qu’on n’a jamais vu et qui sont tous excellents (Reda Kateb, qui explose au cinéma, dans le rôle de l’affreux Mister Aziz), est également un des points d’appui de scènes moins spectaculaires mais tout à fait essentielles pour décrire les rouages de la justice et les points de contacts entre les différentes équipes, aussi bien chez les malfrats que dans les institutions qui traitent les enquêtes.

Côté suspens, on est servi avec l’infiltration d’un nouveau venu, « Sami » (la bombe Samir Boitard), dans l’équipe des dealers et des ressorts de scénario franchement malins et jouissifs (le voisin du dealer de la cité, qui a malencontreusement accès sur sa télévision de salon au système de surveillance de la PJ en planque dans l’immeuble, dénonce sous la caméra des flics le système en allant se plaindre chez son voisin qu’il envahit sa télé). Mais cette ingéniosité scénaristique met aussi en lumière les quelques manquements de la saison : une réalisation ringarde et un peu molle, assortie d’une image sans personnalité et une saison qui, pour se déployer entièrement, aurait mérité plus de huit épisodes.

« On a piqué Tarzan ! »

Le Juge Roban au maître-chien, qui ne comprend pas où est passé son doberman.

Inexplicablement, l’audience de cette saison est moins bonne que celle de la première saison. Inexplicablement, Virginie Brac abandonne son poste.

Anne Landois, scénariste de télévision chevronnée, reprend la série en main avec le désormais indispensable Eric de Barahir pour la troisième saison. Le travail de refonte accompli, Anne Landois a à sa disposition la meilleure série de la télévision française (avec Un Village français). Reste à savoir ce qu’elle veut en faire. Ce sera un thriller. L’équipe de la PJ se lance à la poursuite du boucher de la Villette, un tueur en série qui découpe et éviscère des prostituées venues des pays de l’est. Plus spectaculaire, ce Seven à la française en remontrerait à plus d’un polar sorti sur les écrans de cinéma et le face à face de la capitaine avec Ronaldo Fuentes, tour à tour démoniaque, pathétique, ingénieux et geignard, met les nerfs des spectateurs à rude épreuve . Plus sombre, plus dur, plus crade, plus cinématographique, la réalisation de la série monte en gamme, et les décors – bâtiments désaffectés aux marges de Paris, squats, ponts, voies ferrés – participent d’une esthétique de l’image plus affirmée. Logiquement cette fois, l’audience remonte en flèche. Plusieurs ombres à ce succès : autant l’arc de narration est tendu et d’une efficacité implacable (l’enquête sur les meurtres mais aussi l’enquête politique du juge Roban), les dialogues toujours savoureux, le casting et l’interprétation parfaite (avec Corinne Masiero en pute chti qu’on retrouvera chez Audiard), autant l’évolution psychologique des personnages est incohérente et souvent incompréhensible (les relations de Laure Berthaud et du commissaire Bremont, les amours du juge Roban… ). En outre, les ficelles narratives apparentes et paresseuses (et hop, quand il n’y a pas assez de personnages dans l’équipe de PJ pour faire une filature, je prends un gros barbu à scooter pour jouer les utilités) nous renvoie à une époque de la télévision française qu’on aurait préféré oublier. Autre réserve, du projet de représentation d’un système, les fameux engrenages du titre, on se retrouve avec une série « de genre » type Dexter diffusé sur la bien nommée Showtime (Weeds, Homeland, Californication…). Changement de cap, mais aussi baisse des ambitions.

« Bienvenue au club de la burne »

Laure Berthaud après sa destitution au profit d’un collègue masculin.

La saison 4, qui vient d’être diffusée sur Canal +, reprend l’équipe de la saison 3 et bénéficie du retour de Virginie Brac sur certains épisodes. La saison affirme ses qualités et en développe une autre, si rare que même HBO doit à cet égard s’incliner : deux personnages parmi les principaux sont des femmes en position d’autorité (la capitaine et Joséphine Karlsson, l’avocate). Ni décalque maladroit de personnages masculins, ni clichés sur la fameuse sensibilité toute féminine, Laure et Joséphine, quelquefois l’une contre l’autre, composent une partition inédite entre responsabilités professionnelles, le stress qui en résulte et interrogations personnelles (un couple ? des enfants ?), sans revendication mais avec lucidité (aux remarques machistes de son patron, Laure, presque étonnée, oppose un mythique « bienvenue au club de la burne », Joséphine Karlsson fait montre d’un joli sang-froid, aux côté de Maître Szabo dans la saison 2 quand son associé Pierre Clément fait dans sa culotte dans la même situation). Mais habilement, le machisme dépasse le champ personnel des personnages et est envisagé, avec la figure du « patron » de la PJ, comme une force destructrice de la bonne organisation hiérarchique nécessaire à la résolution des enquêtes. Une série scénarisée par des femmes, vous dites ?

Malheureusement, et cela prend le pas sur les qualités indéniables de la série, cette saison confirme et s’embourbe dans un des gros problèmes de la saison 3 : une déréalisation qui confine à l’invraisemblable. Et cette fois-ci, ca ne touche pas seulement les histoires intimes des personnages principaux (ridicule threesome de la capitaine Berthaud, excusez-moi, on est chez Dawson, là? ) mais aussi l’arc principal de la saison, soit l’enquête sur un groupe terroriste d’ultra gauche qui veut enlever un dignitaire européen puis poser une bombe. Pour justifier ce choix pour le moins étrange et qui, au fur et à mesure de la saison, montre toutes ses limites (par qui sont-ils financés ? par qui sont-ils formés ? nous ne le saurons pas), Eric de Barahir, dans un entretien, convoque les « événements » en Grèce et l’affaire Tarnac. En premier lieu, il paraît extrêmement douteux de déplacer le terrorisme grec d’ultra gauche en France, alors que les deux pays ont avec ce même terrorisme une histoire complètement différente, et que leur situation économique, politique et sociale n’ont rien en commun. Quant à l’affaire de Tarnac, vers laquelle la série louche continuellement, elle donne peut-être la clef de ce choix et de la difficulté à accepter cette « cellule invisible » comme vraisemblable au sein d’un environnement réaliste.

La dernière fois que j’ai vérifié, Tarnac n’était pas une affaire de terrorisme d’ultra gauche mais bien le pathétique fantasme collectif de tout un service de police qui a mis en place une série de mesures disproportionnées envers un groupe d’anarchistes qui n’ont été reconnus coupables d’aucun crime. Et à fantasmer de concert avec eux, même si la position reste éthiquement problématique, Engrenages aurait au moins pu s’inspirer de la pensée organisée et point sotte du leader de Tarnac, Julien Coupat, pour donner un peu de brio aux discours anarchistes ridicules  « Tu comprends rien. Nous ce qu’on veut, c’est tout faire péter » de Thomas Riffaut, à la tête de cette équipe de bras cassés décérébrés. « Plus réussi sera le méchant, meilleur sera le film », disait Hitchcock…

En s’enfonçant dans cette impasse, Engrenages rate ce qu’elle avait si bien réussi à faire dans les saisons précédentes avec la remise en question de la décision concernant les juges d’instruction ou la réforme de la garde à vue , à savoir coller à son époque et en débusquer les pierres de touche révélatrices des valeurs d’une société. Rendez-vous pris pour la saison 5.

Engrenages, saison 4. Série créée par Alexandra Clert et Guy-Patrick Sainderichin. Avec Caroline Proust, Audrey Fleurot, Philippe Duclos, Fred Bianconi, Thierry Godard, Grégory Fitoussi.Son et Lumière/Canal +, France, 12X52 min.

Saison 4 diffusée sur Canal + du 3 septembre au 8 octobre 2012. Disponible en dvd en octobre 2013.

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9 thoughts on “« De son cul, patron » : retour sur quatre saisons d’Engrenages

  1. Curieux de voir qu’on parle de « ressorts de scénario franchement malins et jouissifs » en prenant comme illustration un élément carrément invraisemblable, impossible et qui reste sans explication d’ailleurs dans la série: le moment où un des voisins d’Aziz voit sur son téléviseur la retransmission de la vidéo faite à partir de la planque des flics !! Absolument n’importe quoi, et un truc aussi gros bousille le peu de crédibilité que cette série pouvait encore avoir… Si c’est tout ce que les scénaristes nous ont trouvé pour faire en sorte de révéler à Aziz la surveillance dont il est l’objet, franchement… Grotesque.

  2. Comme on parle de films malades, j’ai l’impression qu’il faut maintenant parler de séries malades. Avec pleins belles choses à l’intérieure, mais trop boiteuse en même temps. Je pense que dès que je m’y mets, j’arrêterais avant la saison 4. Même si le groupe de Tarnac ne sont pas les nouveaux Guy Debord, le fait de faire passer les flics pour plus intelligents que le groupe anarchistes est si éloigné de la réalité. Julien Coupat et sa bande ont quand même brillamment ridiculisé le système judiciaire, les médias (dont Libération qui a servit la soupe au pouvoir) le gouvernement Sarkozy et les flics qui se sont attaqués à eux. En même temps c’est un peu révélateur du climat actuel. Il ne faut pas seulement taper sur les plus pauvres, ils faut aussi surveiller les fils de médecin et les filles d’avocats. Je ne sais pas si l’insurrection qui vient va arriver, mais y a une prise de conscience des deux côtés. Wait and see.

    1. Bon attention, ce n’est pas un décalque de l’affaire de Tarnac et je ne suis pas sûre que la série soit pro flic (par exemple, leur image est nettement moins positive que dans The Wire). En plus, Engrenages montre assez justement la cassure entre la police d’un côté et la société civile de l’autre grâce à un des aspects de la quatrième saison dont je n’ai pas parlé, le combat des sans-papiers. On voit aussi des comportements des et envers les policiers, dans les cités, qui sont tellement hallucinants qu’ils doivent être vrais. En fait, sur cet aspect-là, je trouve au contraire la série assez équilibrée. Cette histoire de terroristes de l’ultra gauche en même temps techniquement très forts (avec un camp d’entrainement dans la banlieue de Paris, je voudrais bien voir ça) et philosophiquement nazes est d’autant plus bizarre.

      1. Oki. Me souviens du téléfilm que TF1 avait du mal a diffusé (production TF1, donc pas par censure, mais juste géné par le sujet, le miracle des projets qui se lancent sans qu’on regarde trop de quoi ça parle) sur Action Directe. Diffusé a 2h du mat, le téléfilm semblait directement influencé par « l’affaire des ultra gauchistes de Tarnac ». Le fantasme d’une extreme gauche qui prendrait les armes, revient régulièrement. Et le fantasme d’une extreme gauche un peu benet aussi. 😉

          1. Bon, enfin vu Engrenages, mais la saison 4 est vraiment pénible. Et si l’ensemble de la série est très documenté et réaliste (avec une vision très pessimiste d’une justice au ordre du pouvoir), la saison 4 est très énervante sur ça façon d’imaginer l’ultra gauche. C’est très étrange car Engrenages au départ a été montée avec Guy-Patrick Sainderichin (associé a Alexandra Clert, ancienne avocate). Or Sainderichin est un ex gauchiste, j’imagine sa tête devant la 4e saison. Bref, Engrenages c’est quand même super avec la saison 2 et 3 comme très bons moments.

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