Il y a deux ans, le jury présidé par Ruben Östlund, au milieu d’un palmarès pourtant assez remarquable, nous avait brisé le cœur en laissant sur le bas-côté Asteroid City de Wes Anderson. Véritable radiographie de l’esprit du cinéaste, ce merveilleux film hanté par la peur du syndrome de la page blanche était sans doute l’une des plus belles (la plus mésestimée, sans doute) cuvées de la filmographie d’un des réalisateurs américains majeurs de son temps. Qu’à cela ne tienne, Cannes restant fidèle à ses fidèles, il n’a pas fallu attendre bien longtemps pour voir le prolifique Anderson retenter sa chance, toujours avec ce goût des castings hollywoodiens bien touffus, garantissant à Thierry Frémaux un red carpet clinquant pour les caméras du monde entier.
Avant même d’en découvrir la moindre image, The Phoenician Scheme s’avançait avec la promesse d’une petite révolution dans l’univers andersonien : exit Robert Yeoman, fidèle chef opérateur du cinéaste depuis Bottle Rocket en 1996, c’est cette fois-ci le Français Bruno Delbonnel (avec lequel Anderson avait déjà travaillé pour le film publicitaire Come Together: A Fashion Picture in Motion pour la marque H&M en 2016) qui revient la lourde tâche d’aider à mettre en images la profusion visuelle si emblématique du réalisateur. Mais au casting, peu de grands bouleversements, même si deux des trois nouveaux rôles principaux de The Phoenician Scheme sont tenus par des néophytes du cinéma d’Anderson : la jeune Mia Threapleton (fille de la vénérable Kate Winslet) et Michael Cera, qui vient réparer ici une incongruité tant son jeu d’acteur semblait taillé pour rencontrer un jour un personnage de grand enfant andersonien.
The Phoenician Scheme, c’est le nom du projet majeur du richissime et controversé homme d’affaires Zsa-Zsa Korda (Benicio del Toro, qui avait déjà porté sur ses épaules le meilleur segment de The French Dispatch), à savoir un projet de barrage gigantesque dont la région fictive et sous-explorée de la Phénicie. Mais si Korda est l’un des hommes les plus riches du monde, il est aussi l’un des plus menacés. Après une énième tentative infructueuse d’assassinat, il décide de préparer sa mort éventuelle en léguant sa fortune à une bénéficiaire inattendue : sa seule fille Leisl (Mia Threapleton), qui se prépare à rentrer dans les ordres pour devenir nonne. Avec l’aide de son nouveau responsable administratif/tuteur du nom de Bjorn (Michael Cera), ils vont tenter de convaincre les différents partenaires économiques du Phoenician Scheme d’assumer leurs responsabilités financières, mais aussi faire la lumière sur la mort énigmatique de la mère de Leisl, que la rumeur attribue à tort depuis des années à Zsa-Zsa Korda lui-même.
Comme de plus en plus souvent dans ses films récents, Anderson choisit de procéder au vignettage de son récit, fragmenté en segments associés chacun à une boîte à chaussures léguée à Leisl. L’intrigue à proprement parler de The Phoenician Scheme ne mérite pas tellement d’être évoquée dans le détail tant elle sert avant tout de prétexte à aligner le saynètes au casting royal, comme pour garantir un temps de présence requis à tous les habitués du sérail andersonien qui avaient du temps libre sur leur emploi du temps pour passer piquer une tête (Scarlett Johansson, Tom Hanks, Bryan Cranston, Rupert Friend, Mathieu Amalric, Jeffrey Wright, F. Murray Abraham, Bill Murray, Richard Ayoade ou encore Benedict Cumberbatch, affublé d’une barbe raspoutinienne du plus bel effet).
On comprend vite que derrière ce charabia financier sans queue ni tête, l’omniprésence du mot “gap”, ce gouffre financier à combler pour mener le projet d’exploitation de Korda à terme, est tout sauf innocente. Le gap en question est bien évidemment symbolique : il s’agit en premier lieu ici de construire des ponts pour réparer les liens familiaux et amicaux distendus d’un Zsa-Zsa Korda en quête de rédemption. Passé tant de fois près de la mort, Korda veut faire amende honorable de ses péchés passés dans sa quête d’argent et de gloire, prêt à revenir à l’essentiel. Après un Asteroid City aux accents déjà très auto-analytiques, The Phoenician Scheme poursuit l’examen de conscience du cinéaste avec l’étape suivante : celle du retour aux sources, à défaut du retour en forme (puisqu’il n’a jamais été “pas en forme” bande de mécréants).
Tonalement, The Phoenician Scheme évoque davantage les premiers long-métrages d’Anderson, et particulièrement La famille Tenenbaum, matrice du récit familial ici, dans laquelle un Royal Tenenbaum XXL viendrait de lui-même renouer les liens avec chacun de ses enfants. Mais surtout, The Phoenician Scheme revient à une certaine crudité direct dans le cinéma d’Anderson, annoncée dès la première scène du film : un hublot d’avion qui explose, coupant littéralement en deux le précédent tuteur dans un déferlement d’hémoglobine qu’on n’avait pas vu depuis… probablement La Famille Tenenbaum. The Phoenician Scheme, derrière son décorum tout andersonien, est donc un film sur le renoncement et le retour aux valeurs simples, figuré paradoxalement par son générique : un plan aérien de Zsa-Zsa Korda prenant son bain dans son opulente demeure. Mais un plan filmé du-dessus, en une seule et unique prise, constitué de dégradés de bleus et de blancs, et du ballet des tenues uniformes des servantes de Korda s’affairant auprès de leur patron.
Peut-être est-ce aussi pour ça que les tics de mise en scène de Wes Anderson, souvent délicieux, jurent parfois un peu plus ici tant ils semblent contradictoires avec la pensée développée par le cinéaste. Ce flottement donne souvent à The Phoenician Scheme une impression d’anecdotique lancinante, qui planait déjà au-dessus d’un French Dispatch par exemple. Le film n’est jamais meilleur que quand il se centre son trio principal, et qu’il relègue un peu en hors-champ son Who’s Who parfois là pour pas grand chose (même si on ne remerciera jamais assez Anderson de nous offrir l’image d’un Tom Hanks prenant un double stepback à la James Harden dans un séquence match de basket assez rigolote). Après le grand œuvre Asteroid City, The Phoenician Scheme était condamné à être un Anderson mineur, ce qui a pu lui offrir par le passé lui offrir quelques-uns de ses plus beaux films. Pour les amoureux de son cinéma, cela suffit à s’en délecter. Les autres attendront le prochain.
The Phoenician Scheme de Wes Anderson avec Benicio del Toro, Mia Threapleton, Michael Cera, sortie dans les salles françaises prévue le 28 mai