Tous les mois, Cinématraque débat pour élire le « film du mois » de la rédaction. Il n’est pas rare que nous soyons en désaccord profond sur nos choix, puisque nous sommes à peu près incapables de nous entendre sur quoi que ce soit côté cinéma, mais en général la démocratie finit par l’emporter.
Pour le mois d’avril, trois films ont obtenu deux voix. Le Wang Bing Jeunesse (les tourments), Her Story de Shao Yihui, et Sinners de Ryan Coogler. Nous nous sommes retrouvés face à une impasse pour la première fois, et je souhaitais être transparent sur ce point avant de parler de blues, de vampires et du Mississippi. D’ailleurs, je n’avais moi-même pas voté pour Sinners mais pour Her Story, mais je trouve néanmoins le film de Ryan Coogler fascinant pour des centaines de raisons… C’est peut-être le blockbuster américain le plus intéressant et surprenant depuis le Nope de Jordan Peele, avec qui il partage de nombreuses thématiques.
Sinners, puisque c’est de ce film dont je dois parler aujourd’hui, est un film de vampires. Du moins, c’est ainsi qu’il a été annoncé à l’origine dans la presse spécialisée : Ryan Coogler, après avoir été l’homme des franchises Black Panther et Creed, retrouve son poulain Michael B. Jordan (qui lui doit sa carrière, littéralement, depuis Fruitvale Station) pour faire un film d’action avec des vampires. Coogler s’est ensuite empressé lors du press tour du film d’expliquer à qui voulait l’entendre qu’il n’avait pas vraiment réalisé un « film de vampires ». Pour peu qu’on s’entende sur la définition exacte de ce que ce terme est censé couvrir, force est de constater au visionnage qu’il a parfaitement raison.
Le nouveau film de Ryan Coogler, est une proposition de cinéma surprenante, dont certains des plus beaux éléments sont aussi constitutifs de ses faiblesses. Il me paraît important de noter qu’après deux blockbusters adaptés de comics Marvel, une suite de la franchise Rocky et l’adaptation d’un faits-divers de violences policières racistes, Sinners est la première vraie création entièrement originale de Coogler. Ce qui peut aussi expliquer le trop plein du film, son envie débordante d’y mettre tout et n’importe quoi. C’est à la fois une fiction qui a la boulimie généreuse des premiers films, et l’énergie singulière d’une œuvre somme.

Pas qu’un film de vampires, donc. Ce n’est pas non plus un film qui parle de racisme. Ou plutôt, Sinners ne s’abaisse pas à une dichotomie schématique et bas du front qui opposerait des gentils noirs du Mississippi à des méchants vampires blancs. Il parle bien évidemment de racisme, à la fois celui subi par les Noirs du Sud des Etats-Unis mais aussi celui des communautés chinoises marginalisées. La présence du Ku Klux Klan dans le scénario n’a rien d’anodin, puisqu’en retirant les vampires de l’histoire les meurtriers encapuchonnés seraient quoi qu’il arrive venus commettre un massacre au lever du jour sur les lieux retranchées de la joie afro-américaine.
Et pourtant, c’est tout de même une des plus belles œuvres cinématographiques récentes à traiter la figure du vampire. Ce dernier n’a rien de maléfique ou foncièrement mauvais, il opère simplement sur des codes différents des nôtres. C’est une créature à la moralité totalement étrangère à nos vies, et en cela elle permet justement de mettre en lumière l’absurdité du racisme aussi ; le chef des vampires, Remmick, est d’ailleurs offensé quand on lui demande s’il fait partie du Klan. Pas parce qu’il est offensé qu’on l’accuse de haïr les noirs, mais parce que s’abaisser à de telles considérations est insultant pour un être comme lui.
Là où le vampire est aussi intéressant dans Sinners, c’est qu’il est aussi à comprendre comme une sorte de métaphore du capitalisme hollywoodien. Il n’est pas anodin que Coogler ait dédoublé Michael B. Jordan dans le film, en deux vétérans et anciens gangsters de Chicago : chacun incarne une facette de son rapport contradictoire au cinéma. Car si les frères veulent proposer un lieu unique et à part pour les minorités avec leur club de blues au bord des eaux marécageuses, ils ont aussi conscience (surtout Stack) que pour pouvoir offrir cela, il faut de l’argent. Et les vampires, dont l’identité surnaturelle n’est pas encore connue à ce stade, prétendent avoir de l’or. Tel est là tout le compromis qui fait autant la force et la faiblesse de Sinners : c’est comme si Ryan Coogler confessait son envie de faire un grand film populaire pour les minorités américaines, tout en reconnaissant son incapacité à le faire sans proposer du grand spectacle pour financer le projet et ramener un public en salles. Il est aussi là le « péché » des protagonistes du film, c’est de se laisser séduire par l’appât du gain et de laisser sa culture être diluée par celle des vampires, de la folk irlandaise jusqu’au blues noir américain.
Car Sinners est un musical ! Il n’a savamment pas été vendu comme tel puisque le public déteste les musicals… Sauf quand on ne leur dit pas trop que c’en est un. En 2025, il est plus vendeur de dire « film d’action avec des vampires » que « film de blues avec une jigue irlandaise », mais ce n’est qu’une des très nombreuses choses qui font que notre monde va mal, et elle est loin d’être dans le haut de la liste. C’est justement ce rapport à la musique qui est la plus grande qualité du film. Le véritable héros du film, le jeune Preacher Boy, convoque tout l’imaginaire des débuts démoniaques du blues dans le folklore américain, avec cette histoire d’âme échangée à un carrefour par Robert Johnson. La bande originale du film, sa manière de traverser le temps et les époques avec une fluidité inattendue (le film est d’ailleurs obsédé par les fluides, de la bave au sang en passant par l’eau et la transpiration), est sans aucun doute sa plus grande réussite.
Il est vrai que Sinners comporte quelques défauts inhérents d’un certain cinéma blockbusteurisant, notamment dans sa mise en scène et son montage, qui peuvent être d’une lourdeur assommante. La scène d’intro par exemple tombe pile poil dans tous les clichés structurels abominables de films de plate-forme : un flashforward assumé qui semble être présent uniquement pour rassurer les spectateurs à la maison que des vampires débarqueront bien à un moment dans le film. Le From Dusk Till Dawn de Robert Rodriguez a beau être un film beaucoup moins riche et bien plus con (je le dis comme un compliment) que celui-ci, au moins il ne s’abaisse pas à ce genre de facilités infantilisantes. Mais les défauts de fabrication de Sinners, notamment dans le rythme précipité de sa dernière partie, font aussi écho à toute cet équilibre problématique et précaire que Ryan Coogler tente de maintenir sur plus de deux heures de film. Il serait malhonnête de juger le film pour cela.
Au moment où j’écris ces mots, le film fait un carton ahurissant sur le territoire américain, le plus gros succès pour un film original depuis une éternité. Comment ne pas se réjouir d’une telle situation ? C’est aussi pour cela qu’il me semblait intéressant d’en parler ce mois-ci, tout en reconnaissant qu’il aurait été tout aussi fort (voire plus) de mettre en avant la rage politique de Wang Bing et le cinéma féministe de Shao Yihui… Mais quand un mois de cinéma se termine ainsi et qu’on n’arrive pas à se décider pour choisir le banger, c’est que nous n’avons pas à nous plaindre : le septième art continue d’exister envers et contre tout.
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