Je ne vais pas pouvoir voir Vingt Dieux, alors arrêtez d’en parler s’il vous plaît

Il faut que je vous raconte ma vie, parce que ça fait longtemps que je rumine. Quand je rumine, je deviens tout rouge, j’ai le cœur qui bat super fort et ensuite, pour éviter de casser des trucs, j’ouvre Twitter et je m’engueule avec des gens au hasard. Maintenant que Twitter est saturé de gens comme moi-qui-rumine et à qui un richissime zozo lance des cacahuètes pour les engrainer, on a fait l’exode vers d’autres réseaux sociaux, mais être le premier qui y pousserait une gueulante, ça me motive bof, je préfère laisser les coudées franches à Eric Naulleau dans le rôle du bougon du bout de la table. Pour jouer ce rôle, j’ai ma carte Cinématraque, je la joue donc.

Si j’ai ces jours-ci envie de casser des trucs, c’est à cause de Vingt Dieux. Partout il est écrit que c’est un film génial, à la radio on entend beaucoup parler de lui, à la télé on voit plein d’interviews et de critiques à son sujet. Même sur Cinématraque, dans nos forums et dans nos articles du moment, part belle est faite au petit film qui a tout pour finir dans des tops annuels. Et moi mon problème, c’est que si ses sujets me passionnent (ça semble parler de campagne et de fromage) et correspondent pas mal à mon cadre de vie (dans une campagne où l’on fait plein de fromage), y a un hic, c’est que le film est complètement invisible à l’échelle de mon département de l’Orne cette semaine.

Pourtant, dans la très belle interview de la réalisatrice Louise Courvoisier par Julien (cf le lien ci-dessus), celle-ci dit : « Même si j’ai l’impression de parler de quelque chose de très proche de moi, de ces vingt kilomètres autour de chez moi, ce que raconte Vingt Dieux tout d’un coup vient résonner avec plein d’autres ruralités. » Tant pis pour la résonance avec la ruralité ornaise, donc. Et bien évidemment, on sait que Louise Courvoisier n’y est pour rien dans ce désert culturel.

Un pépin chez les distributeurs

Quand chez France Inter j’entends qu’on interviewe la réalisatrice et que ça donne un peu beaucoup envie d’y aller, ben moi, histoire que vous compreniez, c’est à peu près aussi violent qu’un gars qui prendrait le dernier gâteau de la boulangerie et le mangerait en face de moi en disant « hmm c’est super bon ». Aussi je m’interroge pas mal : si ce film, qui parle de campagne et de fromage, n’est pas diffusé dans un lieu rural où le fromage est roi, n’est-ce pas qu’il y a un petit pépin dans la stratégie des distributeurs ? Des exploitants ? J’en sais rien, je ne connais pas leur métier, j’aligne juste des noms de professions qui me parlent et sûrement les deux ne sont-ils pas co-responsables de ma peine ; toujours est-il qu’il me paraîtrait à peu près aussi étonnant et frustrant de ne pas diffuser le Quinté dans un PMU, quoi.

Dans mon cinéma, la grosse sortie de cette semaine c’est Jamais sans mon psy, avec Christian Clavier et Baptiste Lecaplain, alors qu’on est en plein désert médical ; on a plus de producteurs de fromages que de psys. Bref. C’est le 26e film avec Christian Clavier et/ou Baptiste Lecaplain diffusé dans ma ville depuis deux ans, je dirais au doigt mouillé, bonjour l’audace. Et puis faut malheureusement pas trop compter non plus sur un repêchage la semaine prochaine, parce qu’on nous annonce un embouteillage, avec Kraven the Hunter, Mufasa : Le Roi Lion et Il faut sauver Noël. Autant de films dont j’entends un peu moins parler sur France Inter et qui, il faut bien l’avouer, me font bof vibrer au papier.

« Tu le rattraperas plus tard ! »

Vous me direz : « Tu le rattraperas plus tard, bibiche, ton Vingt Dieux [en décalé ou en VOD, NDLR]. » Alors oui, c’est en effet un bon conseil de connard de bien nanti, t’écrirais-je sur Twitter si je n’étais pas en cure de désintox du réseau du diable (avec rechutes quotidiennes). Lorsque plus personne n’y pensera, lorsqu’on sera passé à un autre film dont il faudra parler pour être à la pointe, moi je regarderai celui-ci, comme d’hab, sur mon petit écran, en huit fois. Et même que quand j’en parlerai avec vous, vous me direz que vous ne vous « souvenez plus très bien », « faudrait que je le revoie ça fait longtemps ». Moi, pourtant, je pourrais certainement vous dire un peu si le fromage et son processus de fabrication sont bien filmés, si la campagne y est belle. Mais ça sera trop tard, et de toute façon, vous aurez déjà votre avis d’entre vous, zozos qui ne connaissez rien au fromage et ne savez pas citer trois marques de tracteurs. Vous aurez écrit, vous vous serez persuadé que la campagne n’a jamais été aussi bien filmée, que les personnages sont authentiques ou je ne sais quelle connerie au doigt mouillé, un peu comme si moi je vous parlais du réalisme de telle scène de galère de métro parisien, alors que je ne suis jamais bloqué dans des métros parisiens. Votre vision du monde aura été confortée par ce que vous y aurez vu, sans le moindre contradictoire, mais c’est vrai que de toute façon c’est moyen la mode.

Perso, j’ai par exemple le souvenir d’un film qui s’appelait Willy 1er, où vous aviez dit pas mal de conneries en mode l’authenticité tout ça, alors que c’était de la bonne grosse daube pathétique, mais que vu que personne parmi les bouseux n’avait pu le voir à l’époque, personne n’avait pas pu éclairer vos petites lanternes. Et du coup, depuis cette erreur de hype, on se retrouve avec plein de nouveaux films des auteurs de ce truc, à qui vous n’avez pas su dire qu’ils devraient soit faire un autre métier, soit faire leur métier différemment. Je vous juge tous responsables de L’Année du requin (le dernier je l’ai pas vu, il passe pas non plus).

« On se fait le Clavier ? »

Je lis ce matin que Vingt Dieux est en tête de la séance des Halles, et que même que là-bas, on a distribué à ses spectateurs un morceau de comté. C’est mignon. Ça doit mettre les spectateurs dans le bon mood. Peut-être qu’il y a un procédé odorama senteur bouse de vache, histoire d’un peu plus encore les mettre dans l’ambiance. Peut-être qu’avec des bottes aux pieds c’est demi-tarif. Et je vous entends sortir de séance avec un petit sourire satisfait en mode « oh c’est gratifiant », « qu’ils sont beaux ces gens-là », « qu’elle est belle, cette vie au vert ». Non, elle est dégueulasse, parfois, la vie à la campagne, notamment quand tu dois choisir entre Christian Clavier et Mufasa : le Roi Lion si tu as le bonheur de trouver une babysitter dispo pour te caler une soirée ciné.

« On se fait le Clavier ? » Je déteste m’entendre dire cette putain de phrase à ma chère et tendre, que je mets en écho avec Nicolas Demorand (je sais plus si c’était lui) s’enthousiasmant sur Inter de la beauté et de la simplicité de Vingt Dieux. Moi je veux parler ciné avec vous, bordel, je ne veux pas systématiquement être à la table des gens qui parlent du film de Christian Clavier (même si je confesse volontiers un véritable amour pour la comédie neuneu française, pourvu qu’elle soit une alternative parmi d’autres ; c’est différent, de faire le choix d’aller voir le film de Clavier plutôt que de ne pas avoir d’autre occurrence).

Je ne sais toujours pas qui je dois détester (à part le capitalisme, je veux dire), qui est à l’origine de cette façon de réfléchir la circulation des films, d’abandonner des territoires ruraux aux mains des valeurs sûres façon super-héros ou autres Christian Clavier. C’est d’autant plus rageant lorsque c’est la campagne qui donne à voir les images et histoires qui font les « grands » films. Que l’on ne puisse pas voir en salle en même temps que les autres ces films-là, ceux dont on parle sur les radios, dans les télés dans les journaux, moi ça m’attriste, et ça me dit quelque chose d’un fossé qui se creuse, qui se creuse, sans que – du moins il me semble – personne n’en parle voire n’y réfléchisse vraiment. Mais je me console en bouffant du fromage (enfin du vrai, à pâte molle, hein).

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1 thought on “Je ne vais pas pouvoir voir Vingt Dieux, alors arrêtez d’en parler s’il vous plaît

  1. C’est intéressant tout ça. Une partie du problème vient du « nombre de copies » éditées par les distributeurs. C’est un peu paradoxal cette histoire puisque depuis le numérique il n’y a pas vraiment de raison d’être limité de ce point de vue mais c’est pourtant le cas. Le film de Clavier a sans doute plus de « copies » que le film de Courvoisier, donc forcément ce dernier touche moins de salles en sortie nationale. Par ailleurs Je ne sais pas quel est le type de ciné que tu as près de chez toi (cinéma associatif? municipal? exploitant indépendant? circuit?) mais si vraiment ils passent le Clavier en sortie nationale, ça pourrait être un problème de goût de l’exploitant, parce qu’il y a d’autres titres qui sortaient le même jour (Saint-ex, par exemple, quoi que je doute qu’il s’agisse d’un très bon film). Mais en tout cas, oui, au cinéma comme pour le reste, tous les « territoires » ne sont pas logés à la même enseigne. Pour ma part, je vais faire circuler Vingt dieux en itinérant sur le mois de février, et je sais que c’est un problème, car comme toi et à raison, beaucoup de spectateurices n’auront pas la patience d’attendre que je passe par chez eux.

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