La plus précieuse des marchandises : Entretien avec Michel Hazanavicius

Présenté en compétition au dernier festival de Cannes, La plus précieuse des marchandises marque une nouvelle étape dans la carrière de Michel Hazanavicius. C’est en effet la première fois que le réalisateur et président de la Femis, oscarisé en 2012 pour The Artist, s’aventure dans le cinéma d’animation, marquant par ailleurs le retour de l’animation en compétition cannoise après quinze ans d’absence. Alors que La plus précieuse des marchandises, adaptant le conte du même nom de Jean-Claude Grumberg , sort en salles cette semaine, nous avons pu rencontrer Michel Hazanavicius à l’occasion de l’Arras Film Festival début novembre pour évoquer avec lui ce projet qui prend, au vu de l’actualité sociale et politique internationale actuelle, une importance toute particulière.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans l’idée d’adapter La plus précieuse des marchandises de Jean-Claude Grumberg?

C’est le conte lui-même qui m’a convaincu. On m’a envoyé les épreuves du livre avant qu’il ne soit publié et j’ai été extrêmement touché par cette histoire. Par la langue écrite, par la littérature, mais aussi par l’histoire racontée. L’écriture du conte permet un contraste entre l’apparente simplicité, la fluidité du récit et les thèmes et les sujets qu’il aborde. L’histoire se passe pendant la Deuxième Guerre mondiale, à proximité des camps d’extermination de Auschwitz. On suit l’histoire d’un couple de bûcherons qui vivent dans une forêt polonaise, sillonnée par le passage des trains de déportés. Quand un enfant est jeté d’un train, ce couple de bûcherons va recueillir cet enfant. Le film raconte l’histoire de ce bûcheron, cette bûcheronne, cet enfant, mais aussi la personne qui a dû se résoudre à jeter son enfant du train.

La plus précieuse des marchandises marque votre première incursion dans le cinéma d’animation. Etait-ce une envie de longue date de votre part?

Ce n’était pas un fantasme à proprement parler de ma part de faire de l’animation, c’est le film lui-même qui à mon avis a imposé ce choix naturellement. C’était une évidence pour moi, qui n’a jamais été remise en question, que la forme la plus appropriée pour cet univers, pour représenter l’image de cette maison de bûcheron dans une forêt, en hiver, sous la neige. Et pour ce qui est de la réalité historique abordée par le film, l’animation permettait d’évoquer les trains de déportés tout en gardant une distance, en suggérant sans devoir passer par des images explicites. L’animation permet aussi de ne pas mentir, de ne pas avoir à prétendre. Je n’ai pas eu à diriger des acteurs qui seraient venus prétendre qu’ils sont des déportés, les dessins étaient là pour les évoquer.

Le film se distingue par la sobriété de son graphisme, assez fidèle à l’esprit de la bande-dessinée franco-belge. Quelle a été la ligne directrice artistique pour illustrer le conte de Grumberg?

Je n’ai pas vraiment pensé à la ligne claire, que j’assimile à l’école belge des années 50/60. L’esthétique que je recherchais est plus ancienne. Je suis plutôt parti de la gravure des années 20-30, qui est elle-même issue de la peinture classique. Quand j’ai lu le livre de Jean-Claude Grumberg, j’ai eu le sentiment d’être devant une œuvre classique. Et je voulais reproduire la même chose au cinéma, donc à contre-courant des techniques d’animation 3D, et des graphismes modernes. C’était important de conserver des personnages soumis aux lois de l’anatomie, de la perspective, et qui évoquent l’univers des contes. Je voulais que ce bûcheron ressemble à un ogre, que cette forêt semble sortie d’une œuvre expressionniste. Le style de la peinture classique était difficile à animer comme je le voulais, alors j’ai greffé dessus l’estampe japonaise notamment, en m’inspirant du japonisme d’Henri Rivière, qui était très populaire dans les illustrations des pages des beaux livres dans les années 1920-1930.

La plus précieuse des marchandises marque le dernier rôle de Jean-Louis Trintignant, qui double ici le narrateur de l’histoire. Etait-ce une manière pour vous de lier votre film au roman d’origine?

La plus précieuse des marchandises est un livre écrit par un vieil homme, et je dis ça bien évidemment sans vouloir lui faire offense. Et je trouvais qu’il y avait quelque chose de très beau de faire raconter cette histoire de conte par un vieil homme. Il y a quelque chose de l’ordre du testament moral. Jean-Louis Trintignant est un acteur intemporel, un acteur classique avec l’une des plus belles voix du cinéma français. Cela m’a semblé naturel de lui demander d’incarner ce narrateur, et je suis honoré qu’il ait accepté.

Comme sur Coupez!, vous faites appel sur La plus belle des marchandises à Alexandre Desplat pour en composer la bande-son. Pourquoi cette envie de travailler à nouveau ensemble?

Alexandre et moi, on s’était d’abord mis d’accord pour travailler sur ce film avant même Coupez! Mais sur un film d’animation comme La plus belle des marchandises, le compositeur intervient plus tard dans le processus de création. Cela permettait à Alexandre de faire mûrir des choses. Entre le moment où nous nous sommes mis d’accord et le moment où il a commencé à composer, il a eu le temps de faire huit films au moins! Il faut dire que ce film a mis du temps à se faire. On a dû interrompre le financement du projet à cause du COVID, et ça n’a pas été simple dans les temps qui ont suivi. Donc entre temps, le temps que cela se décante, j’ai lancé la production de Coupez! J’ai appelé Alexandre et je lui ai dit “Ecoute, je fais un petit film en attendant qu’on puisse reprendre le projet. Est-ce que ça t’amuserait d’en composer la musique?”. Il m’a dit immédiatement oui et ça s’est décidé très vite car je voulais tourner très rapidement Coupez! 

Les deux projets sont pourtant à l’opposé l’un de l’autre…

C’était parfait pour ce moment-là, une partition avec peut-être moins d’enjeux moraux ou éthiques parce qu’elle est plus référentielle. Par contre, quand on a repris le travail sur La plus précieuse des marchandises, les choses se sont compliquées. J’ai travaillé pendant plusieurs années avec ce qu’on appelle des temp tracks, des musiques temporaires qui n’ont pas vocation à rester dans le montage final. Je travaillais à partir de sons des plus grands compositeurs sans me soucier des droits, et Alexandre venait après pour offrir quelque chose d’équivalent. La question principale était de structurer l’orchestre avec lequel Alexandre allait travailler : il fallait être extrêmement attentif pour trouver la bonne distance, essayer de ne pas mettre trop de cordes, de percussions…

Crédits photo : Jovani Vasseur pour l’Arras Film Festival

Pensez-vous que vous confronter aux spécificités du cinéma d’animation vous a amené à réinventer votre approche de cinéaste?

Je pense que quand je me lance dans un film, je n’ai pas toujours une idée parfaitement précise du film que je veux faire. Bien sûr, je visualise une idée précise, mais je ne fais que la visualiser, il reste toujours beaucoup d’inconnues derrière. Et là le principal défi, c’est que je devais apprendre un métier, que je ne connaissais pas, celui de réalisateur d’animation. Ce film, j’ai choisi de le réaliser sans co-réalisateur. Cela signifiait que je m’engageais à être présent à toutes les étapes, tous les jours, pendant cinq ans. Je ne sais pas, avec le recul, si cette expérience va me conduire à concevoir différemment les films à l’avenir, je ne pourrais vous répondre que quand j’en aurai fait de nouveaux. Mais par exemple, je peux vous dire que rapidement, un film comme The Artist m’a confirmé dans le plaisir que j’avais à réaliser des scènes sans dialogue, de cinéma purement visuel. Ça, c’est vrai.

Derrière la périphrase des “sans-coeurs”, La plus précieuse des marchandises évoque pour le jeune public (et le moins jeune) la tragédie de la Shoah, sans la nommer. Peut-on y voir une manière d’évoquer la question de l’antisémitisme de manière plus universelle?

Le film raconte l’Homme et la Femme dans ce qu’ils ont de pire et dans ce qu’ils ont de meilleur. Ce qu’ils ont de pire, c’est les camps d’extermination, le génocide des juifs. Ce qu’ils ont de meilleur, c’est le relais de solidarité qui se crée entre ces personnages pour sauver la vie d’une gamine. Ces personnages, ils ont un nom dans l’Histoire, ce sont les Justes parmi les nations. Quand on écrit un conte, les personnages n’ont pas de nom. Dans le film, le mot juif ou nazi n’est jamais prononcé. Les histoires sont plus universelles dans les contes. Et ce que je trouve important, dans le film comme dans le livre, c’est que le conte vous rappelle que vous avez potentiellement un génocidaire en vous. Il est là, il fait partie de l’âme humaine. Mais vous êtes potentiellement une victime également. Et la bonne nouvelle, c’est que vous êtes potentiellement aussi un Juste. Il est à notre portée d’avoir en nous une boussole morale en état de marche, même quand le monde s’écroule autour de nous. On ressent aujourd’hui dans notre époque, dans notre environnement intellectuel, politique, que les choses s’écroulent. Et bien même dans cet écroulement, nos choix et notre libre arbitre peuvent nous conduire à bien se comporter. C’est ce que le film nous raconte.

La plus précieuse des marchandises de Michel Hazanavicius avec les voix de Jean-Louis Trintignant, Grégory Gadebois, Dominique Blanc, sortie en salles le 20 novembre.

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