Le cinéma français a toujours été un terrain fertile pour la comédie musicale et son plus grand représentant est bien évidemment Jacques Demy. Des Parapluies de Cherbourg jusqu’aux Demoiselles de Rochefort en passant par une Chambre en ville, il n’a jamais cessé de réinventer et politiser le genre jusqu’à même le codifier pour celleux à sa suite. Christophe Honoré et son parlé-chanté gay ou Chantal Akerman et ses nostalgiques histoires d’amour hétéros dans Golden Eighties sont évidemment imprégnés de l’art de ce cinéaste intégré par une certaine culture queer. Le genre même de la comédie musicale ainsi que ses icônes ont toujours eu un lien avec plusieurs communautés LGBT — à ce sujet lire le beau papier de Richard Dyer sur Judy Garland (“Judy Garland and Gay Men”, in Richard Dyer (1986), Heavenly Bodues: Film Stars and Society, New York, Routledge, p. 137-191.) — célébrant les amours perdus, l’androgynie, la culture camp.
Plus récemment, des femmes célèbres tant pour leur esthétique outrancière que leurs persécutions, telles que Britney Spears, se sont aussi hissées au rang d’icônes gay, assumant la descendance des voix Hollywoodiennes. Depuis La La Land, la comédie musicale revit sur grand écran mais pas toujours de façon intéressante, et c’est toujours du côté de l’hexagone que l’on trouve les meilleures productions : Annette de Leos Carax en 2021 et en cette année 2024, Les Reines du drame d’Alexis Langlois.
Jeune réalisateur·ice de 35 ans, Alexis Langlois s’était déjà fait remarquer avec plusieurs courts-métrages mais c’est avec son premier long sélectionné à la semaine de la critique qu’il va faire son entrée dans un circuit plus mainstream. Comme son titre l’indique, Les Reines du drame conte une histoire d’amour quasi tragique et le long format était indispensable pour faire ressentir les émotions de cette idylle tumultueuse. Le film évoque la rencontre et la passion entre Mimi Madamour et Billie Kolher sur 50 ans, dans le contexte du show business de la musique pop, le tout raconté par un Bilal Hassani au maximum de son potentiel comique et dramatique sous les traits de Steevyshady. Commençant au début des années 2000, le récit fait évidemment référence à plusieurs starlettes qui ont pu bercer l’enfance de beaucoup de trentenaires, et aux télé-crochets type X-Factor, Star Academy et Nouvelle Star qui accaparaient les écrans. Alexis Langlois en parle très bien en interview (dossier presse disponible sur le site de Bac Films), iel a grandi avec des icônes populaires dans les deux sens du terme, des adorations qu’on a parfois envie de rejeter, notamment dans des milieux plus élitistes. Iel se dit “prolotte” et c’est aussi aux prolétaires que le film est dédié.
La question de l’origine sociale parcourt en effet toute cette œuvre aux multiples facettes. Mimi et Billie ont plusieurs points de désaccord et certains sont aggravés par une incompréhension liée à la classe. Dès le début de leur idylle, Billie appelle Mimi la bourgeoise car elle vit dans une maison, prend des cours de musique et est restreinte à des codes de bienséances différents. Son rêve c’est le chant pop ou lyrique. Billie, de son côté, crie dans un groupe de punk féministe, vit dans un squat et n’est pas rattaché·e à une famille au sens traditionnel du terme. Iel évolue dans un terrain différent, plus chaotique et précaire mais aussi évidemment plus libre. Iel joue avec son genre, ne cache pas ses amours lesbiennes et hurle des obscénités et slogans politiques radicaux. Cet écart, problématique pour leur compréhension mutuelle, s’agrandit avec le succès et la gloire de Mimi qui parvient à se hisser au rang de pop star ultra célèbre.
Avec le succès populaire arrive l’argent et une élévation qui la sépare encore plus des réalités de la personne partageant sa vie. Le film s’avère très intéressant dans sa dépiction de figures adorées par des classes dites populaires, tout en s’enrichissant et étant très éloignées des questions autour de la précarité. Une scène représentative de cette tension est celle où Mimi reçoit un grand prix pour sa carrière et va voir l’un des concerts de Billie dans une cave. Son trophée étincelle de mille feux et attire toute l’attention d’une foule qui lui demande de monter sur scène, sans se rendre compte qu’elle n’évolue plus dans la même réalité qu’eux — ce que l’esthétique du film signale avec les paillettes auréolant Mimi. Elle vole la lumière d’un·e Billie brisé·e qui continue pourtant de l’admirer et le public chante en chœur un hymne de production véreuse qui veut juste se faire de l’argent sur leur dos et broyer la contre culture. Mais doit-on pour autant les renier, ces chansons ? Nous les citions en intro, Judy Garland ou Britney Spears ont été ses stars idolâtrées, objectifiées, et marionnettes d’un modèle hétéro et patriarcal… Ce qui n’a pas empêché les communautés gay puis féministes de se les réapproprier.
Et c’est encore une ambiguïté que Les Reines du drame saisit plus qu’à merveille. En 2005, Mimi Madamour représente une Lolita ou une Lorie et l’intrigue met en exergue sa conformité aux attendus normés pour réussir. Au début, on voyait le personnage de Mimi avec des cheveux afro ou des braids mais une fois star, elle porte une perruque blonde. On la distinguait en pantalon, arborant des tee-shirt de groupes ou Marcels et elle finit par porter des décolletés et des mini-jupes. Son corps est plus exposé, on essaie de la sexualiser, de la blanchir pour correspondre à des attendus fantasmagoriques tout en lui faisant chanter : “Pas touche, pas touche, si tu veux ma bouche, prend d’abord mon cœur”. Cette chanson — qui restera dans votre tête jusqu’à la mort — symbolise la double position dans laquelle on met les jeunes femmes pop star : elles doivent être prude mais sexy, pouvoir être touchées mais pas trop facilement.
Contrairement à un film comme Barbie qui s’est senti le besoin de déballer ses injonctions contradictoires dans un monologue sur-écrit, Les Reines du drame fait passer des messages similaires au travers des chanteuses. Le film est d’autant plus intéressant qu’il oppose aux injonctions non pas un féminisme peu révolutionnaire et encore bien normé mais une culture queer libérée. Mimi et Billie couchent ensemble, se touchent, s’embrassent sans compromettre qui elles sont, sans être “sexy” selon un point de vue masculin. Elles se plaisent et s’excitent en étant elles-mêmes. Il y a une liberté de corps et d’amour quand elles sont dans leur milieu qui est pervertie par les producteurs.
Les Reines du drame, par cette opposition, s’affirme comme une œuvre radicale qui propose de vrais contre-modèles à ceux fabriqués par les médias. Les contre-modèles ne sont pas dans les franchises libérales mais bien dans les caves où l’on joue du punk. Au tube “Pas touche”, hymne hétéro et puritain s’oppose “Fister jusqu’au coeur”, cri d’amour et de désir comme on ne l’envisage que trop rarement.
Pourtant, on y revient, est-ce que le film condamne entièrement Mimi Madamour ou “Pas touche” ? Évidemment que non, notamment grâce au personnage de Steevyshady interprété par Bilal Hassani, un fan inconditionnel de Mimi. Faisant son coming-out gay durant le film et ne cessant de jouer avec son expression de genre par la suite, il semble comme cristalliser la communauté LGBT qui a adoré Britney ou Dalida car dans l’esthétique pop il y a aussi tout un univers particulier. Le film d’Alexis Langlois adopte par ailleurs cette plastique en l’exagérant. Tout est superficiel, les décors font studios à la manière des comédies musicales de l’âge d’or, les tenues sont exubérantes, le mascaras et les paillettes coulent à flot ; autant d’éléments qui font un lien étrange entre des productions populaires et une esthétique hors des cases. C’est peut-être pour ça que les réactionnaires détestent souvent les deux. Steevyshady trouve son compte dans l’image de star un peu kitsch de Mimi Madamour, une forme d’anomalie qui permet de communiquer avec celleux qui ne rentrent pas dans les normes. Même dans les icônes qui entrent a priori dans toutes les cases systémiques, il peut y avoir des éléments qui appellent à la différence et qui sont amplifiés et réappropriés par celleux qui s’y reconnaissent. En ce sens là, Les Reines du drame dénonce certaines images renvoyées tout en faisant un vibrant hommage à ce qu’elles représentent pour beaucoup — I saw the TV Glow de Jane Schoenbrun sorti cette année aussi s’essayait au même exercice.
On pourrait penser que le film tient à distance avec sa forme bruyante, secouante et artificielle mais, au contraire, on n’y discerne que de l’empathie. À part peut-être le personnage campé par Thomas Poitevin, aucune figure du film n’est profondément cruelle et chacun·e se bat avec ses défauts. Les personnages ont leur part de toxicité dans ce drame et c’est tant mieux : Alexis Langlois ne se cantonne pas à certaines représentations policées, l’univers de son film est excessif et ce n’est pas avec des personnages pétris de bonnes intentions que peut se paver cette histoire de rivalité dans le monde de la pop. À la fois téléréalité, clip vidéo, reels intagram, interview télé, hommage à Hollywood et tragédie grecque, Les reines du drame se veut l’exploration humoristique et empathique de nos “plaisirs coupables”. Les coups-bas, les frustrations, les emballements sont pourtant bien sincères, une manière de donner quelques lettres de noblesse à des formes plus méprisées, de donner une humanité à des figures outrancières. Les influences de la mise en scène viennent autant du Magicien d’Oz que de YouTube, du cinéma muet expressionniste que d’un talk-show afin de montrer que l’amour de certaines images n’empêche pas celui pour d’autres plus communément acceptées. L’identité du film a donc vocation à parler à beaucoup sans rentrer dans la dévitalisation de causes politiques : elles sont ré-affirmées par ce maelström intelligent.
Les stars et les œuvres que l’on choisit d’adorer participent par ailleurs à l’affirmation de son identité, le thème central des Reines du drame. Billie comme Mimi sont deux jeunes personnes qui se cherchent et espèrent se définir dans l’image que l’autre leur renvoie. Lae prolotte moins consensuelle qu’est Billie se perd dans le reflet parfait de Mimi risquant de s’effacer, tandis que Mimi arrive justement à affirmer sa queerness avec Billie mais s’en éloigne trop par la suite, se demandant si après tout son essence n’est pas celle d’une star. Elle est mise face à un coming-out forcée durant le film et pour réparer son image de marque, ses agents fabriquent son identité de femme lesbienne avec une nouvelle chanson, une manière de s’habiller, etc. Mimi est une femme lesbienne, certes, mais avec son histoire et sa construction, pas comme celle de la télé.
Richard Dyer dans son texte sur Judy Garland expliquait bien comme une culture ne peut pas être uniforme et généralisée. Il définissait la culture gay adoratrice de Judy Garland comme “urbaine” et “blanche” affirmant qu’une culture est évidemment faite d’une multitude d’éléments, et façonnée dans une époque et un contexte précis. Le fait d’être lesbienne ou gay n’est pas lié à une définition unique et encore moins à une image fabriquée pour la télé. Cette femme lesbienne que joue Mimi à ce moment là ce n’est pas elle et pourtant elle demeure humiliée en public, une manière de rappeler le danger constant auquel se mesure les personnes hors des normes. L’acceptation n’est jamais totale et il vaut mieux se réapproprier les figures ultra populaires pour les emmener avec soi plutôt que tenter de s’intégrer au monde normé hostile — encore un lien avec I saw the TV Glow, incontournable en double programme. Pourtant éloigné de la célébrité de Mimi, Billie se retrouve aussi engluée dans une identité confuse. Iel joue l’archétype du rebel plein d’insécurités, qui se prétend fort·e mais se brise facilement. Son image énervée et chaotique culmine avec ses chirurgies esthétiques où iel se gonfle le visage et le torse, comme ultime carapace. Mais là est le jeu sur les apparences encore : iel reste amoureuxse et prêt·e à retomber car sur son sein est toujours présent le cœur de Mimi. Billie arrive certes à atteindre la gloire mais un peu comme monstre de foire qui amuse et d’ailleurs iel compromet son identité pour se venger de Mimi. Steevyshady aussi gagne en popularité en devenant de plus en plus peste jusqu’à le regretter.
Dans son final — et le mot n’est pas choisi au hasard ici car nous sommes dans le dernier acte d’un opéra — Les reines du drame plonge encore plus passionnément dans les confusions entre images renvoyées et réalité, s’autorisant une sorte d’utopie. C’est peut-être ça aussi la grande quête du film : la recherche du lieu parfait pour être soi, sans se compromettre, sans rivalité. Le phantasme ici est presque triste, jouant avec la mort, partant dans le rêve ; mais il réconforte comme lieu de paix… qui n’est vivable que si l’on peut continuer à être une drama queen.
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