A l’approche du palmarès final, il est rare d’être certain de ce que réservera le verdict du jury pour la Palme d’or et le nombre de surprises (et déceptions) passées nous rappelle que le jury est souverain et a parfois très mauvais goût.
Cependant, après la projection au dernier jour du Festival des Graines du figuier sauvage, toutes les personnes présentes se partageaient dans leurs regards la même pensée : « La compétition est terminée, et nous avons un vainqueur. »
Les Graines du figuier sauvage s’appuie sur une famille iranienne pour dénoncer de manière frontale les institutions. Ce n’est cependant pas une famille comme les autres que l’on suit, car le père vient d’obtenir une promotion qui lui permet d’avancer dans son chemin vers son but ultime : devenir juge d’un tribunal révolutionnaire. On comprend tout de suite que ce père de famille incarne à lui seul le système judiciaire répressif de l’Iran de Khamenei. Alors que le père découvre ses nouvelles fonctions, ses deux filles et sa femme découvrent de leur côté les conséquences directes de la politique iranienne. Car le film se déroule durant les manifestations qui ont suivi la mort de Mahsa Amini durant lesquelles des milliers de citoyens et surtout citoyennes ont lutté au péril de leur vie pour leur liberté, notamment celle, pour les femmes, de retirer leur voile.
Le film installe donc dans sa première partie le fossé grandissant entre les aspirations du père, serviteur fidèle de son gouvernement s’informant auprès des médias officiels et sa famille, notamment ses filles, qui remettent en question les discours institutionnels et suivent la réalité des répressions à travers les réseaux sociaux. Le film incorpore d’ailleurs directement les images du réel et rend un vibrant hommage à toutes celles et ceux qui ont osé affronter une police déchaînée et décidée à réprimer dans le sang toute tentative de remise en cause du système.
On s’attend donc que le film se cristallise autour de cette question politique et pourtant, il prend un tournant inattendu en se focalisant sur ce qui pourrait être un élément anecdotique : le père de famille, Iman, ne retrouve pas son arme de fonction qu’il est pourtant persuadé d’avoir rangé chez lui. La perte de cette arme qui pourrait avoir des conséquences catastrophiques pour sa carrière va l’obséder pendant le reste du film et très vite, il va commencer à accuser ses deux filles, Sana et Rezvan. Le conflit politique se transforme donc très vite en conflit domestique.
Une image saisissante de la façon dont le pouvoir écoute son peuple
Mais le tour de force du film, et l’idée brillante de Mohammed Rasoulof, c’est que l’on comprend progressivement que cette histoire de conflit familial paranoïaque en quasi huis-clos sert en réalité de brûlot politique. Car ce père qui au nom de l’ordre et de la morale finit par s’en prendre à sa propre famille, c’est évidemment la classe dirigeante iranienne aveuglée par son idéologie prête à prendre les armes contre son propre peuple, contre ses enfants. Mohammed Rasoulof réussit l’exploit de mêler avec une finesse d’écriture et une intelligence de mise en scène remarquables une condamnation directe et sans compromis du régime théocratique iranien et un drame familial intense.
Cela marche parfaitement car ce n’est pas une métaphore gratuite. La figure du père représente parfaitement la logique patriarcale du pouvoir. Mohammed Rasoulof a d’ailleurs l’intelligence de n’en pas en faire un monstre. Iman, le père, semble être un père de famille ordinaire, aimant avec ses filles bien qu’un peu distant. Mais c’est sa position de père, en soi, porteur du pouvoir et dominant sur le reste de sa famille, qui entraîne irrémédiablement la suite de l’histoire et le dérèglement du rapport de force. Et c’est cette position paternaliste que l’on retrouve également dans les discours légitimistes de la violence du pouvoir capable d’utiliser les armes contre son peuple pour le bien de son peuple. Cette charge ciblée contre le pouvoir iranien est hélas facilement transposable étant donné que les exemples de cette logique répressive d’une classe politique déconnectée des aspirations de son peuple ne manquent pas à travers le monde (heureusement pas chez nous en France, ouf !).
Mohammed Rasoulof déroule ensuite son récit en poussant jusqu’au bout sa fable en ne cherchant jamais à adoucir ou à édulcorer ce qu’il démontre. On pourra éventuellement, sans trop en dire, regretter certains choix de mise en scène dans la dernière partie qui s’étire un peu trop et perd de sa force paranoïaque et effrayante. Mais c’est une broutille par rapport à la puissance générale du film.
Les Graines du figuier sauvage est donc un film remarquable, porté par un trio d’actrices impressionnantes (Sohaile Golestani, Mahsa Rostami et Setareh Maleki), cela suffirait presque déjà, vu le niveau décevant de la sélection cette année, pour en faire un candidat solide à la Palme d’or. Rajoutons à cela la situation du réalisateur : celui-ci a été condamné le 8 mai 2024 à une peine de huit ans de prison en Iran. Il a choisi l’exil en fuyant son pays et est arrivé à Cannes pour présenter son film. On mesure alors le courage de ce film, tourné clandestinement, en opposition frontale avec un régime qui le menace directement et dont on sait qu’il est capable du pire. Les Graines du figuier sauvage n’est pas qu’un grand geste de cinéma, c’est également un grand geste politique et on ne peut que saluer le courage du réalisateur et de toutes celles et ceux qui ont permis la réalisation de ce film, et très sûrement, de cette magnifique Palme d’or 2024.
Les Graines du figuier sauvage, un film de Mohammed Rasoulof, avec Sohaile Golestani, Mahsa Rostami et Setareh Maleki, sortie le 18 septembre 2024.