Des ombres dans la maison : anatomie d’une cinéaste

En 2022, Alice Diop remportait le lion d’argent à Venise pour son premier long-métrage de fiction Saint Omer, après une carrière déjà riche dans le documentaire. Dans ce film de procès à la mise en scène particulièrement impressionnante – pas par sa virtuosité mais par sa pesanteur -, on en venait à réfléchir aux histoires qui nous forgent. A une sorte de quête de vérité à travers le récit oratoire ; entre les faits et le mythe, le vrai reste à trouver. Ces thématiques étaient déjà présentes, à la surface comme en profondeur, dans les documentaires réalisés par Alice Diop.

En 2023, la cinéaste Justine Triet remporte la Palme d’Or à Cannes pour son quatrième long-métrage Anatomie d’une chute, rejoignant ainsi les réalisatrices Jane Campion et Julia Ducournau (et les actrices Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, parce que les règles à Cannes tout le monde s’en fout et le jury de Spielberg les avaient inclus dans leur Palme d’Or). Un film de procès tout comme Saint-Omer, et qui même s’il n’en partage pas du tout la trame, s’interroge également sur l’impossibilité de la vérité. Un film de procès qui s’inspire aussi en partie d’une série documentaire intitulée The Staircase

Si les documentaires d’Alice Diop ont pu informer son cinéma de fiction, pouvons-nous observer quelque chose de similaire chez Justine Triet ? Si la réalisatrice a signé quatre longs de fiction, elle a aussi fait trois documentaires en 2007, 2008 et 2010. Les deux premiers annonçaient son premier long la Bataille de Solférino. Le troisième, intitulé Des ombres dans la maison, donne peut-être une vision plus globale de son cinéma et de ses obsessions.

Des ombres dans la maison suit une femme nommée Valéria, à la fois pasteur d’une église évangéliste et assistante sociale dans un centre gérée par cette même église. Elle est chargée d’enquêter sur une mère nommée Gisèle, qui souffre d’alcoolisme et ne s’occupe pas comme elle le devrait de ses deux enfants. C’est un film délicat, qui ne cherche surtout pas à juger ses personnages et leurs failles, mais c’est aussi et surtout un film dépaysant pour un public français. Une assistante sociale doublée d’une pasteur, c’est pas franchement courant chez nous, et c’est là ce qui fait de Valéria un personnage de cinéma instantané, plein de contradictions. A la fois pétrie de bonnes intentions et en même temps dans une logique de recrutement permanent, évangéliste oblige.

Ce sont dans ces contradictions que l’on retrouve le cinéma postérieur de Justine Triet. Cette Valéria annonce d’une certaine manière le personnage de Victoria (Virginie Efira) dans le film du même nom, avocate capable de laisser ses filles à un petit dealer (Vincent Lacoste) quand elle est trop prise par son travail. Dans son énergie autoritaire, sa prestance et même sa tenue vestimentaire, on retrouve aussi les personnages de Sandra Hüller dans Sibyl puis dans Anatomie d’une chute : le vêtement et la performance permet aussi de dissimuler toutes les fragilités.

Enfin et surtout, on y parle de parents et de leurs échecs. Le fil rouge de sa filmographie il est là : le noyau familial, le couple dans tous ses dysfonctionnements et les conséquences de cela sur les enfants. Dans Des ombres dans la maison, si le titre fait référence à une réflexion spirituelle sur les démons qui hantent Gisèle et qui la pousse à boire et à fuir l’église, on peut aussi supposer que cela se réfère aux pères des enfants du film, tous absents du cadre et du récit. La trajectoire de cinéma de fiction de Justine Triet l’a ainsi amenée à parler d’abord du couple de manière frontale dans la Bataille de Solférino, laissant les enfants à la marge (tout en étant très visibles et en souffrance), mais ensuite et surtout de femmes et de leurs doubles vies. De leur existance en tant qu’individus, autant qu’en tant que mères. Faisant par extension vivre davantage les enfants à l’écran. Du fils aîné de Gisèle dans Des ombres dans la maison à Daniel dans Anatomie d’une chute, il n’y a que peu de distance : les deux sont des êtres en formation, qui tente de se construire dans le chaos construit par leurs parents.

Des ombres dans la maison, un documentaire de Justine Triet actuellement disponible sur Ciné +

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