Youri est un jeune homme de seize ans qui rêve de devenir cosmonaute. Sa passion de l’espace, elle lui vient du destin du Youri dont il a hérité du prénom, Youri Gagarine, qui a aussi donné son nom à la cité d’Ivry-sur-Seine où il a toujours vécu. Une cité toute de briques rouges construite, emblème du bastion communiste que composaient les banlieues ouvrières de l’est de Paris, détruite en 2019 (une éternité donc, l’époque où le PCF ne marchait pas encore aux côtés des militaires factieux et des éditorialistes multi-récidivistes de CNEWS) aussi bien dans la vraie vie que dans le premier long-métrage du duo Fanny Liatard – Jérémy Trouilh. Alors que les murs de la cité se vident peu à peu, Youri décide d’entrer en résistance, même abandonné par tout le monde, y compris sa mère. Gagarine, c’est chez lui, c’est sa maison, son vaisseau spatial, et il ne compte pas l’abandonner sans profiter de sa cité jusqu’au dernier moment.
Le pitch séduisant de Gagarine découle d’une histoire tout à fait fascinante. Car pour le tandem de cinéastes, la cité Gagarine n’est pas une terre inconnue. À l’époque documentaristes, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh sont approchés en 2015 par un cabinet d’architectes, au moment où la future démolition de la cité résidentielle venait d’être actée par la municipalité en place. Sur place, ils sont chargés de réaliser une série de portraits des habitants qui débouche sur un court-métrage à la frontière du docu et de la fiction d’une quinzaine de minutes, où germent déjà les racines du long-métrage. Trois ans plus tard, au moment où la cité Gagarine commence à se vider de ses habitants, les réalisateurs reviennent poser leur caméra pour en filmer les derniers instants. Au milieu des habitants restants, des enfants de la cité Gagarine, un casting de choix les rejoint autour du débutant Alsény Bathily, bluffant dans son tout premier rôle avec sa minéralité douce à la John Boyega : Lyna Khoudri (la révélation de Papicha), Finnegan Oldfield, Farida Rahouadj (inséparable des longs-métrages de Bertrand Blier depuis vingt ans) et même Denis Lavant venu faire un petit coucou.
Mais la principale star de Gagarine, c’est bien la cité du même nom, revisitée et transfigurée en décor avec sa propre identité, sa propre mémoire, sa propre vie, quasi organique. Plus qu’un terrain de jeu propice aux expérimentations filmiques, la cité est ici une entité à part, une source d’énergie dont les cinéastes vont capter les vibrations harmoniques, dans une démarche assez proche de ce que proposait Virgile Vernier dans son excellent Mercuriales. Se refusant au regard lointain et moralisateur (dans un sens comme de l’autre) de l’étranger à la cité, Liatard et Treuilh cherchent à palper l’imaginaire de la cité populaire, et surtout la manière dont ses habitants se l’approprient. C’est au prix de cette démarche que le film parvient à trouver cet équilibre, assez miraculeux, entre le documentaire (images d’archive, scènes du quotidien captées à la volée, mise en scène architecturale) et l’inventivité féconde du cinéma de genre, en l’occurrence ici la science-fiction.
« Il est raisonnable de supposer que ce dont parle le fantastique n’est pas qualitativement différent de ce dont parle la littérature en général, mais il y a une différence d’intensité, celle-ci étant à son maximum dans le fantastique ».
Tzvetan Todorov
Au fond, Gagarine est un film d’une grande beauté mathématique. Formés ensemble sur les bancs de Sciences-Po, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh abordent le défi d’équilibriste du film avec une rationalité cartésienne essentielle au ton de leur fable sociale. Il en résulte un film assez miraculeux dans le paysage cinématographique français, porté par l’énergie du premier film mais témoin d’une maîtrise aussi bien référentielle que formelle. Gagarine est un film de rêveur et de mathématicien, de promeneur et d’astronaute, de grand enfant et d’adulte conscient, un film « d’effondrement et d’apesanteur » comme l’expliquait Jérémy Trouilh en le présentant en avant-première. Ses fulgurances visuelles, que ce soit dans le réalisme ou le fantastique, participent d’un ensemble dont la cohérence et la magnitude font plaisir à voir dans un paysage du cinéma de genre hexagonal qui se réveille à peine de longues années de torpeur.
Poétique, le réalisme magique de Gagarine est aussi subtilement politique. Déconstruisant les codes du film social, c’est un film de résilience et de débrouille, qui cherche à continuer à faire vivre la mémoire des cités ouvrières, les rêves des jeunes qui y ont grandi (Ademo et N.O.S. de PNL en sont les plus célèbres représentants). Un film qui nous montre que la banlieue filmée n’est pas qu’un territoire de galère, de violence ou d’isolement (quand bien même ces derniers nous offrent de très grands films), mais aussi un territoire intime et personnel, où chacun a sa propre histoire, sa propre cartographie, son propre monde en gestation. Gagarine réussit à faire naître le sien, et à s’envoler parmi les plus vivifiantes expériences que le cinéma français nous a offert ces dernières années.
Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, avec Alsény Bathily, Lyna Khoudri, Finnegan Oldfield…, en salles le 23 juin.