À l’heure où les salles sont fermées et que les gardiens du temple hurlent à la mort lorsqu’un jeune cinéphile évoque LE cinéma pour une œuvre diffusée directement sur le web, il est important de rappeler qu’un film « de cinéma » ne se résume pas à la projection publique. Les artistes étasuniens ont toujours été habitués à créer autant pour le grand écran que pour les salons. Ford, Hitchcock, Spielberg, mais aussi en Europe Rosselini ou Godard ont tous travaillé pour la télévision et on continue à les célébrer. Les longs métrages qui ne trouvent pas le chemin des salles en France terminent leurs vies sur les plateformes étasuniennes. Ou, quand ils ne rentrent pas dans le cahier des charges des entreprises américaines, en téléchargement illégal après avoir été montré à des happy fews en festival. Des réalisateurs réputés qui n’arrivent plus à obtenir les liquidités nécessaires pour mener à bien leur projet finissent également par être approchés par Netflix, Apple ou Amazon. Pour une défense plus solide de la salle de cinéma en France il ne faut pas la limiter à l’expérience en elle-même. Nous devons plutôt rappeler le rôle essentiel qu’elle tient dans le système économique du cinéma en France qui est unique au monde dans l’industrie de cet art populaire. Un modèle qui permet d’utiliser une part de l’argent des tickets de cinéma, y compris ceux des blockbusters, pour le redistribuer et financer des films beaucoup plus fragiles, en France comme aux quatre coins du monde. Avant d’être une passion cinéphile, la salle est donc une question économique, politique. Il ne faut pas seulement lutter pour les salles en tant que principe du « cinéma » comme art, mais il est nécessaire de les soutenir dans un geste plus vaste : s’opposer globalement au marché libre et non faussé dont profite ici les GAFAM. Pour autant, négliger des films ou des metteurs en scène sur la seule base qu’ils n’ont pas le privilège de la salle, ou parce que les logiques financières actuelles les destinent aux plateformes, voilà une étrange position.
Restauré en 2019 par Universal Pictures en 4K avec la collaboration de la Film Foundation, sous la supervision de Martin Scorsese et Steven Spielberg puis projetée à la cinémathèque française, À bout portant de Don Siegel ressort aujourd’hui en Blu-ray dans une superbe édition grâce à BQHL. Le long métrage n’était pourtant pas destiné au départ à prendre le chemin des salles. The Killers, nouvelle adaptation d’une œuvre d’Ernest Hemingway était programmée pour être diffusée aux USA sur NBC. Siegel qui avait été approché en 1946 pour illustrer la nouvelle sur grand écran n’avait pas eu l’occasion de la mettre en scène et ce fut finalement Robert Siodmak qui s’était chargé de la transposer. Cette fois aux manettes de cette histoire, le vieux baroudeur doit composer avec une équipe de télévision. Mais lorsque le travail de Don Siegel est enfin terminé, les responsables de NBC découvrent un objet violemment cynique avec pour personnages principaux, un duo de tueurs à gages. Impossible pour eux de diffuser ce récit sur une chaîne nationale, c’est donc par accident que le téléfilm de Siegel obtient un ticket pour les salles obscures. Loin d’être présenté en tant que « nouveau chef-d’œuvre de Don Siegel », À bout portant sera distribué en double programme, comme une série b quelconque. Serait-il passé inaperçu ou découvert sur le tard s’il n’avait pas eu la chance d’atterrir au cinéma ?
Toujours est-il que la modernité du film impressionne toujours autant. Le génie de Siegel est de confronter John Cassavetes et Ronald Reagan. Comment ne pas voir le soutien d’un cinéaste-mercenaire à un comédien qui se lance dans la réalisation avec la ferme intention de foutre en l’air le cinéma à la papa que peut représenter Reagan ? C’est littéralement ce qui est montré lorsque le premier assène un coup de poing mémorable au second. Si la bande originale ne se distingue pas par sa singularité, on ne peut passer sous silence le compositeur qui fait ici ses premières armes : John Williams. Un nom qui sera à jamais associé a George Lucas et Steven Spielberg, deux réalisateurs du Nouvel Hollywood qui va émerger quelques années plus tard. Difficile aussi de ne pas être frappé par la mort de Johnny North (John Cassavetes) accompagné dans sa chute par un surprenant ralenti. Figurant sur Invasion of the Body Snatchers, Sam Peckinpah en fera l’une de ses marques de fabrique. Martin Scorsese de son côté a toujours proclamé son amour pour ce long métrage, en proclamant qu’il s’agit là de l’un des films les plus importants du cinéma américain. Mais s’il y a bien un cinéaste qui doit tout à The Killers, c’est bien Quentin Tarantino. Impossible de ne pas penser dans ce portrait de tueurs élégants et doter d’un cruel sens de l’humour, une influence majeure pour les personnages de Reservoir Dogs et, surtout, Pulp Fiction. Don Siegel comme tout grand metteur en scène est un créateur de forme. Le spectateur ne se souviendra peut-être pas tout d’un film, mais il sera marqué par la classe de Lee Marvin et Clu Gulager avec leurs costumes et leurs lunettes noires. Tout comme il retiendra de l’Inspecteur Harry le plan iconique d’Harry Callahan (Clint Eastwood) visant un « punk » avec un 44 Magnum. À bout portant reste, lui aussi, imprimé dans les mémoires pour un plan similaire qui est repris sur sa célèbre affiche, illustrant également le Blu-ray. L’antihéros n’est plus debout, il est couché, proche de la mort il n’en reste pas moins un tireur professionnel, Charlie Strom (Lee Marvin) et son flingue tuant Sheila Farr (Angie Dickinson) hors champ. L’œuvre fourmille de plans marquants et de scènes rentrées dans l’histoire du cinéma, dont évidemment l’exposition du récit. Lee Marvin et Clu Gulager, lunettes noires sur le nez, pénètrent dans une maison d’aveugles pour exécuter leur contrat.
Le plus étonnant en revoyant aujourd’hui À bout portant ce n’est même pas sa modernité et l’influence évidente qu’il a sur le cinéma américain contemporain. C’est tout le sous-texte politique, inconscient ou non qui nous est présenté. Il a été noté ailleurs, la façon dont le cinéaste dresse le portrait de l’urbanité étasunienne à coup de stock-shot de mauvaise qualité pour géolocaliser le chemin des tueurs qui se déplacent de ville en ville. La cité expressionniste filmée la nuit par Siodmack devient dans les années soixante, même sous le soleil, une mégapole impersonnelle et grise. Miami ou Chicago, plus rien ne peut les identifier. Les autoroutes aux multiples bretelles ont remplacé les routes des années quarante. Ces images ternes dénotent pourtant sur le clinquant des intérieurs et des costumes. On se retrouve dans un monde uniforme qui fétichise pourtant les objets, à la limite du placement de produit qui se généralisera plus tard dans ce style de production. C’est là qu’intervient le travail du chef op, Richard L. Rawlings auquel rend hommage cette nouvelle copie. C’est à lui que revient la tache de faire briller les éclats des lunettes noires des personnages, où de filmer les fauteuils et les divans pastel déjà à la mode à l’époque. Que ce technicien soit plus tard responsable de la mise en image du soap opera Dynastie ne surprend pas. On suit ici les traces d’un monde qui disparaît, totalement bouffé par un Nouveau Monde que Ronald Reagan symbolisera dans les années 80 : un capitalisme prédateur modélisant la planète pour les besoins des plus riches. Il ne faut pas oublier qu’avant À bout portant, l’acteur était connu pour avoir incarné uniquement le visage du héros américain au cinéma. Cette représentation de cow-boy ou de gendre idéal que l’acteur a peaufiné durant des années va lui servir ensuite pour devenir gouverneur. Et c’est cette image qui sera recherchée lorsqu’il se portera candidat à la présidence des États-Unis. L’intelligence de Don Siegel est d’avoir réussi à convaincre cet acteur assez lisse, cette image publicitaire du héros américain, de prêter ses traits au méchant de son film. Il s’agira de sa dernière apparition au cinéma. Belle ironie de l’histoire. Si le cinéma US des débuts des années 80, comme outil de propagande, a un temps réussi à rendre sa gouvernance sympathique et moderne, il est aujourd’hui associé aux pires aspects du capitalisme occidental, dont l’Irangate. Un scandale politique et militaire impliquant son administration. Une affaire complexe, où un trafic illégal d’armes à destination de l’Iran (sous embargo) va aboutir, en blanchissant les gains, à la création d’un groupe de mercenaires d’extrême droite par « la première démocratie du monde ». La mission de ces paramilitaires sera de faciliter, en Amérique du Sud, l’installation de dictatures fascistes et leur stabilité au profit des intérêts financiers des capitalistes occidentaux. En échange, l’administration Reagan va fermer les yeux sur leur participation au trafic international de cocaïne qui va faire exploser la consommation de cette drogue aux USA. Reagan est LA figure, avec Margaret Thatcher en Europe, de l’application des théories néolibérales et de la doctrine du choc dans les démocraties occidentales. Les dégâts de leurs politiques se mesurent actuellement avec un retour des forces fascistes au (x portes du) pouvoir, des hôpitaux incapables de faire face à un virus et la fermeture des salles de cinéma. À bout portant peut être la base de réflexions vertigineuses sur l’interférence des ambitions politiques réelles de Reagan et du personnage qu’il incarne : Jack Browning, un riche escroc prêt à tout.
Mais il y a plus incroyable. Un événement va bouleverser la fin du tournage et va entraîner Don Siegel, probablement inconsciemment, à se nourrir de cet accident de l’histoire pour finaliser son œuvre. L’assassinat, le 22 novembre 1963, du 35e Président des États unis. Cet événement va bouleverser le cinéma américain et le regard des artistes étasuniens (De Palma, Stone, Pakula). Il est probablement, surtout, à l’origine d’accidents créatifs qui vont transformer le film lui-même, ou en tout cas la lecture que l’on peut faire de cette œuvre. Ainsi, impossible de ne pas faire de rapprochement entre les images des vidéos amateurs dans À bout portant et celles d’Abraham Zapruder documentant le meurtre de Kennedy. Mieux encore et plus troublant : Les similitudes entre l’assassinat public de Lee, le comparse de Charlie Strom, et celui du président Kennedy. Tous les deux victimes d’un tireur isolé, muni d’une carabine, installé à la fenêtre d’un immeuble. Au moment de la mort de Lee, l’assassin est aussi énigmatique que celui qui tire sur Kennedy sur la vidéo de Zapruder. Pourtant, Don Siegel, choisi d’utiliser l’écriture cinématographique pour permettre au spectateur de découvrir qui a tué Lee : A la faveur d’un montage entre deux plans, Jack Browning tenant un étui dont il ne fait aucun doute qu’il contient l’arme du tueur. Il s’agit bien plus, ici, de s’amuser des incroyables hasards de l’histoire que de saisir l’intention du réalisateur. Mais symboliquement, Ronald Reagan (et ce qu’il représente) se voit imputer la mort de Kennedy et de ce qu’il représente aux yeux des Étasuniens. Cette extrapolation, pourtant, donne une idée du basculement que représente A bout portant dans le cinéma américain. La façon dont celui-ci va basculer de l’usine à rêve à une suite de films se reposant sur une vision paranoïaque et cauchemardesque du monde. C’est à ça que l’on reconnaît les grandes œuvres d’art : lorsqu’elles sont dépassées par leur objet et qu’elles deviennent une réflexion sur le monde et ce qu’il est en train d’advenir.
Bonus :
À bout portant, était jusqu’ici disponible en DVD chez Carlotta, excellent éditeur, mais l’objet date de 2007 et ne bénéficie donc pas de la restauration de la Film Foundation financée par Universal. Le ratio de l’image de cette nouvelle monture passe à 1.78:1 16/9, plus proche de la version cinéma (1.85) que de celle présenté sur la copie de 2007 (1:33 open matte). On ne saurait trop vous conseiller de vous doter de cette nouvelle version pour profiter au mieux de toutes les idées de mise en scène de Don Siegel et du travail sur la couleur qui nous fait dire comme Jean-Luc Godard face aux critiques qui jugeaient Weekend trop violent : « Ce n’est pas du sang, mais du rouge ».
Par ailleurs le film de Don Siegel est accompagné de deux passionnants bonus que l’on trouvait déjà sur le DVD de Carlotta (pourquoi remplacer des éléments, lorsque ceux-ci sont aussi bons ?) dont un entretien avec Jean-Baptiste Thoret que l’on ne présente plus (il est encore une fois passionnant) et une analyse de Serge Chauvin des différentes adaptations de la nouvelle originale, la façon dont elles dialoguent entre elles et la vision très politique d’À bout portant à la sauce Don Siegel qui mérite mieux que certaines lectures réductrices de son œuvre.
À noter que le Blu-ray est accompagné d’un livret de 9 pages rédigé par Marc Toulec, mais qui ne nous a pas été livré.
À bout portant (1964), de Don Siegel. Avec Lee Marvin, Ronald Reagan, Angie Dickinson, John Cassavates et Clu Gulager. Sortie Blu-ray le 24 mars 2021 chez BQHL.
Un superbe film même si la première version (1946) avec Burt Lancaster et William Conrad est tout aussi réussie.