The Wicked Darling : un ciné-concert à découvrir en ligne

Voilà plus de 160 jours que les cinémas français ont baissé pavillon, et qu’au rythme des interventions télévisées de Jean Castex l’avenir continue de se boucher pour le secteur culturel. Et alors que les festivals délocalisés en ligne et les annulations estivales se multiplient (tout le monde n’a pas la chance comme Cannes d’avoir Saïd ben Saïd qui se chargera en personne de venir vacciner chaque accrédité pour enfin pouvoir sortir Benedetta de Verhoeven), les sacrifiés de la dernière année cherchent à continuer à faire vivre ce qui peut encore l’être. Parmi les manifestations qui ont été contraintes par le contexte sanitaire à baisser pavillon au cours des derniers mois, on a une pensée notamment pour nos camarades de l’Arras Film Festival, que Cinématraque couvre annuellement début novembre avec un plaisir cinéphile toujours intact.

Nichée au cœur de la splendide grande place d’Arras, le festival avait dû renoncer à son édition 2020 et aux nombreuses avant-premières que son programme avait mis en avant (Nomadland pour ne prendre qu’un exemple absolument pas orienté). Et alors que pèse toujours sur le festival, comme pour tant d’autres à travers le pays, le risque d’une quatrième, cinquième, douzième vague, on ne les compte plus, les équipes d’Arras ont tenu à quand même maintenir leur ciné-concert, l’un des grands rendez-vous de chacune de ses éditions. Ce sera donc en distanciel, et avec quelques semaines de retard, qu’Arras honorera cette année ce rendez-vous. Et qui dit distanciel dit que n’importe qui qui lira cet article pourra en profiter.

C’est donc en collaboration avec le site de La Vingt-Cinquième Heure, l’une de ces plate-formes de e-cinéma qui tente de continuer à faire vivre la tradition de la séance cinéphile, que l’Arras Film Festival proposera ce dimanche 11 avril son ciné-concert annuel. Et cette année, c’est à un petit trésor du cinéma muet que s’attaque l’orchestre du festival : The Wicked Darling (ou Fleur sans tâche) de Tod Browning, réalisé en 1919. Une œuvre de « jeunesse », si tant est que l’on puisse la qualifier comme telle de la part d’un réalisateur aussi prolifique que Browning à la fin des années 1910, qui est un des points de bascule de sa filmographie. C’est en effet le premier film que Browning signe à l’époque pour les studios Bluebird, c’est-à-dire pour Universal, faisant suite à sa rencontre l’année précédente avec le légendaire producteur Irving Thalberg. Ce choix de quitter la Metro (qui n’est pas encore mais deviendra en 1924 la MGM) pour Universal sera un coup de maître car Thalberg sera aussi à l’origine de la rencontre de Browning avec la superstar montante d’Hollywood à l’époque, un certain Lon Chaney.

The Wicked Darling sera la première des dix collaborations entre Browning et le géant du cinéma muet, qui deviendra son acteur fétiche. L’élasticité et la versatilité de Chaney siéent à merveille au cinéma protéiforme du réalisateur et à sa galerie de monstres humains et d’humains monstrueux. Ici, « L’Homme aux mille visages » prend celui d’un pickpocket véreux, « Stoop » Connors (quel blase!) qui forme un tandem criminel avec une jeune fille pauvre mais experte en détroussage, Mary Stevens, incarnée par Priscilla Dean (jeune autre nom montant à Hollywood à l’époque, une de ces nombreuses actrices dont la carrière se fracassa sur l’arrivée du cinéma parlant). Lasse du comportement de Stoop, Mary s’échappe un soir et se retrouve propulsée dans la soirée mondaine d’une dame de la haute société, Adele Hoyt. Autant dire que les tentations vont vite ressurgir…

Aux frontières du film noir et du mélodrame (le film s’inscrit à l’époque dans une vague de « pré-films de gangsters » centrés autour de la réhabilitation sociale, mouvement lancé par Regeneration, le premier long de Raoul Walsh sorti en 1915), The Wicked Darling fut considéré comme perdu pendant près d’un demi-siècle. Ce n’est qu’au début des années 90 qu’une copie fut miraculeusement retrouvée (sous-titres d’époque inclus) aux Pays-Bas. Considérablement détériorée par la moisissure de la pellicule, l’image accuse le poids des ans et de la déperdition, mais The Wicked Darling reste un témoignage historique important, celui du début d’une des plus fructueuses et prégnantes collaborations de l’histoire du cinéma muet.

Pour habiller musicalement le film, le festival d’Arras a fait comme chaque année appel non pas à un orchestre professionnelle mais à onze élèves de la ville âgés de 12 à 18 ans, et ce sous la direction du pianiste Jacques Cambra. Mise en boîte par le réalisateur Ben Flinois, cette captation doit d’ailleurs être véritablement prise pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une captation documentaire et non pas un « simple » ciné-concert. Le procédé pourra frustrer certains, mais l’inclusion à l’écran du dispositif orchestral et des plans de coupe sur les musiciens cherche aussi, au-delà du témoignage cinéphile, à recréer la sensation de proximité perdue après laquelle bon nombre de spectateurs courent depuis des mois maintenant. Et tout ça gratuitement en plus.

The Wicked Darling de Tod Browning avec Priscilla Dean, Lon Chaney, Wellington A. Playter, diffusion gratuite sur réservation le 11 avril 2021 à 19h30 sur le site de La Vingt-Cinquième Heure, en partenariat avec l’Arras Film Festival.

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