Chaque souvenir, chaque « rappelle-toi » est une réécriture désespérée dans l’ombre du présent prédestiné.
En 1986, le cinéaste adulé Francis Ford Coppola ne devrait être que l’ombre de lui-même. Ereinté par son voyage au bout de l’enfer sur Apocalypse Now, et ruiné par la catastrophe industrielle de son Coup de coeur, qui coula sa boîte Zoetrope, voilà que le génie responsable pour Le Parrain (insérer ici blague sur les vrais cinéphiles) se retrouve condamné à réaliser des films de commandes. Heureusement pour nous, mêmes ces derniers sont le plus souvent des œuvres d’une profondeur inouïe et à l’intelligence cinématique, dramaturgique et philosophique rare : Coppola n’est pas le patron pour rien.
L’un des meilleurs films que le cinéaste ait réalisé dans cette période de son cinéma est Peggy Sue s’est marié, qui nous arrive dans un nouveau master inédit chez l’éditeur Carlotta Films. Kathleen Turner interprète le rôle de Peggy Sue, comme la chanson de Buddy Holly de 1959 (et ce n’est pas un hasard), mère de famille en instance de divorce. Lorsqu’elle se rend au 25ème anniversaire de sa promotion de lycée, les souvenirs douloureux lui remontent et elle repense à tout ce qui l’a mené jusqu’à sa vie d’aujourd’hui. A commencer par sa romance avec son futur ex-mari, Charlie (Nicolas Cage). La magie du cinéma la transporte alors 25 ans plus tôt : nous sommes en 1960, et Peggy Sue s’apprête à revivre les jours qui précèdent son 18ème anniversaire…
Diffusé dans les salles de cinémas (insérer ici blague sur la fermeture et la pandémie) en 1986, le long-métrage devait être réalisé par Jonathan Demme, puis par l’actrice Penny Marhsall avant que le producteur ne décide qu’elle manque d’expérience pour l’ambition du projet. Dommage, surtout que nous ne saurons jamais s’il avait tort. Le projet arrive finalement entre les mains de Coppola, immédiatement séduit par le concept.
Cela n’est guère surprenant. En montrant les années 50-60 dans leur basculement, avant la popularisation de la contre-culture et l’effervescence autour de la guerre du Vietnam, Coppola s’inscrit totalement dans son époque. Culturellement les années 80 sont aux Etats-Unis une période extrêmement conservatrice, sorte de retour de bâton des avancées sociales des sixties. C’est durant cette décennie que les années 50 gagnent l’image idéalisée que nous avons aujourd’hui, et des œuvres tels que Grease (1978), Stand By Me (1986) et Retour vers le futur (1985) participent à cette rêverie. Cependant, a l’instar du film de Zemeckis, Peggy Sue s’est mariée porte un regard justement très politique et critique sur ce passé glorieux qui n’existe qu’à travers sa représentation, sa remémoration.
C’est à cet égard que la mise en scène de Coppola est particulièrement savoureuse, puisque son maniérisme si délicieux dans le travail du cadre, du montage et des lumières se fait principalement dans la séquence dans le présent. La soirée qui célèbre le passé semble hors du temps, étrange flottement qui traduit bien l’absurde d’une telle cérémonie où anciens losers et stars du lycée viennent comparer leurs gloires tant en se prouvant qu’au fond, ils et elles n’ont pas tant changé. Le maquillage grossier des personnages (pour les vieillir, car ce seront les mêmes 25 ans plus tôt) ajoute à ce côté factice et déroutant.
Dès que Peggy Sue sombre dans le passé en revanche, Coppola se met en retrait et filme avec une retenue qui lui est rare : l’héroïne ne vit pas sa jeunesse avec insouciance et idéalisation, elle la revit nourrie de 25 ans de regrets et de désillusions. Une idée particulièrement réussie lors du concert du quartet mené par son petit ami Charlie, l’occasion de voir Nicolas Cage (qui jouait déjà n’importe comment et était constamment bourré sur le tournage selon Kathleen Turner, sympa pour son oncle…) chanter et rouler des hanches tandis que Jim Carrey (mais oui) en fait des caisses également à ses côtés. Toutes les filles sont séduites lors de ce moment musical, sauf Peggy Sue qui n’a plus l’innocence de ses amies, et l’austérité formelle le souligne amplement.
Ce n’est qu’au fur et à mesure du récit que Coppola se permet une stylisation comme il aime le faire, c’est-à-dire au fur et à mesure des écarts que Peggy Sue s’autorise. Lors d’une amourette qui n’était qu’un fantasme tardif de « et si ? », par exemple, ou lors d’une dispute nouvelle qui s’ensuit, le cinéaste découpe les silhouettes comme des ombres sur les murs suggérant à la fois la rêverie mais aussi paradoxalement sa fin à venir.
Si Peggy Sue s’est mariée est aussi irrésistible encore aujourd’hui, c’est sans nul doute dû à la mélancolie terrible qu’il met en scène. A travers les rituels qu’il invoque, que ce soit la fin du lycée, les virées en voiture, les aventures avec les garçons, le mariage, et même le 25ème anniversaire de la promotion, il ne fait que confronter le réel de ses personnages féminins (et masculins dans une moindre mesure) à un récit déjà écrit. Toute cette réflexion est contenue dans une scène apparemment anodine où Peggy Sue révèle à ses amies qu’elle ne veut pas épouser Charlie : son amie Maddy lui répond dévastée qu’elle avait toujours cru qu’elles épouseraient toutes leurs petit ami de lycée et vivraient sur la même rue d’un quartier résidentiel. Encore une rêverie, à laquelle Peggy Sue ne peut plus croire.
Et si Coppola s’est tant attaché au film, c’est qu’il se reconnaît évidemment dans ce regard très dur tourné vers le passé. Lui aussi à ce moment de sa carrière revoit sa jeunesse fougueuse de cinéaste, les fastes années de Zoetrope, et se demande s’il aurait pu écrire son histoire différemment. Le drame étant que notre présent lui, ne changera pas. Vouloir réécrire son passé c’est en somme accepter l’existence de la fatalité.
Le cinéaste propose tout de même une solution dans la forme esthétique de son film. Le plan final du film joue sur un effet de miroir, puisqu’il ancre le cadre dans une action puis lorsque la caméra recule révèle qu’il n’était que reflet. Ainsi le parallèle inscrit les personnages dans une vie qui ne fait que coller au récit tout tracé de ce que les conventions attendent. L’effet est accentué par un autre effet miroir, puisque ce plan est également le reflet du premier plan du film. Et pourtant, un détail révèle un optimisme dissimulé au sein de la destinée inaltérable : pour que le trucage du miroir fonctionne, Coppola utilise des doublures de dos qui imitent les gestes des protagonistes. Et comme les gestes sont imparfaits et que l’imitation reste partielle, on peut y voir une certaine expression du libre arbitre. Une possibilité de s’affranchir du geste téléguidé et de trouver, même si l’espace pour est infime, de quoi vivre pleinement.
Peggy Sue s’est mariée, un film du père de Sofia Coppola, écrit par Arlene Sarner et Jerry Leichtling, avec Kathleen Turner, Nicolas Cage. En DVD et Blu-ray chez Carlotta le 17 février 2021.