Le 5 octobre 2020, un jour de pluie et après un déménagement en vélo nous avions rendez-vous avec Raymond Macherel devant le Centre Culturel Georges Pompidou à la terrasse d’une brasserie, un des rares lieux encore ouvert en ces temps de pandémie mondiale. Véritable touche à tout, on avait déjà croisé sa route lors de la sortie de Les Jours Heureux de Gilles Perret. Depuis plus d’un an maintenant il met sur pied un documentaire qui se concentre sur un groupe de Gilets Jaunes bretons. En recherche de financement, il nous a contactés pour parler de son projet qu’il est en train de finaliser. On publie aujourd’hui cette étrange conversation autour d’un film que nous n’avions pas vu (mais dont nous avons vu, depuis, un work in progress prometteur).
Raymond Macherel : Voilà une position inconfortable ! Tu rencontres un réalisateur que tu ne connais pas à propos d’un film que tu n’as pas vu, la situation n’est pas commode : Peut être que cela peut être à moi de te poser la question, qu’as-tu perçu de ce film ? De ce projet à partir de ce que tu as vu sur les réseaux sociaux et en te basant sur ce que je t’ai envoyé.
Gaël : Le surgissement des Gilets Jaunes est un moment important, et par ailleurs j’ai pris part (à mon humble niveau) à cette révolte. Je n’étais pas sur les ronds-points, je n’ai pas été un rouage des Gilets Jaunes, j’étais plus une pièce rapportée. Je ne me suis jamais pensé Gilet Jaune. J’ai discuté avec eux, en tout cas avec certains d’entre eux. Bien qu’étant précaire, je n’ai pas les mêmes problématiques que les Gilets Jaunes. Paradoxalement, ils pouvaient avoir des revenus supérieurs aux miens, leur situation sociale était beaucoup plus désespérée que la mienne. J’étais donc présent comme soutien, en observateur, sans me dire Gilet Jaune. Un peu, finalement, comme à Nuit Debout. Une différence, j’ai participé à sa mise en place et je l’ai vécue en totalité. Nuit Debout était un mouvement plus proche, évidemment, de ma situation sociale, c’est-à-dire entre guillemets celles des « intellos précaires » des grandes villes. Les Gilets Jaunes c’est une autre population. Du coup, je suis curieux de voir comment la révolte des Gilets Jaunes marque ensuite la culture populaire, dont le cinéma. Il y a déjà eu des documentaires, et une fiction, à propos ou se basant sur la révolte des Gilets Jaunes. Voilà pourquoi ton projet m’intéresse.
Raymond Macherel : J’ai éprouvé un peu la même chose. C’est-à-dire qu’au début, le mouvement des Gilets Jaunes est un peu à distance… Je suis parisien. Au départ, c’est un mouvement lointain. J’ai fait des études de lettres, j’ai fait l’ENS, j’ai enseigné en banlieue. Lorsque le mouvement arrive, je l’identifie plutôt du côté de la droite, plutôt opposé à l’écologie. C’est par l’intermédiaire de la télévision que je vois l’ampleur que cela prend. En particulier les manifestations à Paris. Je suis impressionné. Je me dis qu’il y a quelque chose qui se soulève dans le pays qui va beaucoup plus loin que la défense de l’intérêt d’une petite partie de la population, qu’un mouvement anti-taxes, que c’est plus profond que ça. J’ai envie d’aller voir. Et un des moyens, pour moi de comprendre : c’est filmer. Je descends, je filme. Je l’avais déjà fait pour Nuit Debout. C’est là la première scène que je filme : ce CRS, début décembre qui dit devant la gare Saint-Lazare “ça fait trois semaines que vous nous cassez les couilles” à un photographe. Autour de lui il y a plein de Robocops. Le photographe ne réclame que son casque, on lui a confisqué et on lui refuse de le lui rendre. Flavien Moras, c’est son nom, décide de s’allonger devant le camion des CRS. Les mecs le prennent par les pieds et le posent sur le trottoir. Le photographe retourne s’allonger devant le camion des forces de l’ordre. De façon très pacifiste, mais déterminée. Et à ce moment-là, le CRS dit “si vous voulez rester en vie : rentrez chez vous !” Voilà des gens qui sortent dans la rue, qui cherchent à être visibles et en dehors de tout cadre légal professionnel le CRS dit que leur vie est menacée dans la rue et qu’ils n’ont rien à y faire. Ce que ça provoque chez moi, quand je publie cette scène (qui sera vue plus de 3 millions de fois sur Facebook) c’est de sortir encore davantage dans la rue. Et je ne veux pas m’en tenir à ce qu’il y a de plus spectaculaire dans le mouvement, ce que l’on voit dans Un pays qui se tient sage de David Dufresne : l’affrontement avec la police. Ce qui m’intéresse c’est de montrer qui sont les Gilets Jaunes. Et je sais que cela ne sera pas à Paris. Donc je me renseigne. Je cherche vers Roubaix, car j’ai des contacts à Roubaix. Je m’intéresse à Commercy, parce qu’ils ont fait un appel en vidéo assez impressionnant avec un projet d’avenir, une sorte de communalisme. Finalement, je vais tomber sur Rennes, par l’intermédiaire d’un copain qui m’a mis en contact avec un groupe de Gilets Jaunes qui sont sortis du rond-point pour investir une maison citoyenne. Nous sommes mi-décembre 2018. J’arrive à Rennes. Ça s’est fait du jour au lendemain. On se met d’accord le jeudi, et le vendredi matin j’arrive avec de la nourriture et des chaises, je viens les aider comme ça. Ils ont besoin de meubles. Je prends ma caméra, le TGV et le lendemain, je pousse la porte de la maison citoyenne et je commence à filmer. Je vais les suivre pendant 3 mois, ce groupe-là qu’ils appellent les Lapins Jaunes. Petit à petit, ils vont accepter ma présence, accepter l’idée que quelqu’un les suit pendant le mouvement. Pour conserver une trace de ce qu’ils sont en train de faire, mais aussi pour un film de cinéma. Je ne suis pas journaliste, c’est très important pour eux. Ils acceptent la présence d’une caméra, mais qui ne les sollicite pas. Je leur parle de mon envie de faire du cinéma direct, de cette caméra qui fabrique un document, mais qui va ensuite raconter cette histoire.
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On en vient aux raisons qui ont poussé Raymond Macherel à se tourner vers le financement participatif. Les contraintes financières de la création d’un film doit, selon lui, prendre en compte l’industrie du cinéma, les institutions financières du cinéma et le marché. Mais il note qu’à certaines périodes du cinéma les films ont pu se faire en dehors de tout cadre institutionnel, ces moments correspondent à des moments de luttes. Il cite mai 68, le groupe Medvedkine et la reprise autogestionnaire de l’entreprise Lip. En prenant exemple sur ces prédécesseurs, Raymond Macherel en tire un constat : « ils ont compris que fabriquer des images de ce qu’il se fait, fait partie de la lutte ». Nous évoquons les films qui, depuis l’apparition du mouvement des Gilets Jaunes, ont pris cet événement comme sujet, où se sont basé sur ces révoltés pour construire leur film. Je cite quatre films, J’veux du soleil (Gilles Perret), Le rond-point de la colère (Collectif, supervisé par Pierre Carles), Effacer l’historique (Gustave Kervern et Benoit Delepine) et Un pays qui se tient sage (David Dufresne). Raymond Macherel part de ces quatre exemples pour expliquer sa démarche. Il ajoute à ma liste un cinquième : Colère d’Emmanuel Gras (dont la sortie est prévue, si tout va bien, en 2021). Des films dont « les conditions de production sont extrêmement différentes » tient-il à préciser. Il détaille qu’à l’occasion d’un débat avec Pierre Carles, Gilles Perret et Emmanuel Gras, il a pu poser des questions sur le financement de leurs films. Gilles Perret lui a répondu que J’veux du soleil a été tourné en six jours, monté en trois mois et a perçu 100 000 euros. Beaucoup moins que la moyenne de ce que coûte un documentaire, qui est de 350 000 euros. « Avec 100 000 balles, tu peux sortir un film en salle qui est un gros succès, distribué par Jour2Fête et qui va faire plus de 150 000 entrées » dit-il enthousiaste. Il est plus dubitatif face à la réponse de Pierre Carles dont le film aurait coûté 0 euros selon le cinéaste installé dans la région de Montpellier. Le rond-point de la colère a été diffusé sur Youtube, (et dans quelques salles, dont le Forum des images). Raymond Macherel rappelle que d’habitude les archives ne sont pas gratuites. « Pierre Carles, lui a utilisé les images de Gilets Jaunes ». Pour lui, d’une certaine manière, Pierre Carles nie le statut d’opérateurs des Gilets Jaunes. En quelque sorte, puisque Pierre Carles n’a pas commercialisé le film et n’a pas tiré de bénéfices du film. Macherel cite un autre exemple, David Dufresne (dont le film a été commercialisé) qui, lui utilise des archives qu’il a payées préalablement. Enfin, Raymond Macherel en vient à Emmanuel Gras. Le réalisateur de Bovine était sur un autre projet lorsqu’est apparu le mouvement des Gilets Jaunes. Sans que Raymond Macherel n’en sache la raison, Gras a pu, avec sa productrice, basculer le budget du projet en cours, qu’il a abandonné, pour aller filmer les Gilets Jaunes. « Cela s’est passé très vite, comme au moment où Allende est arrivé au pouvoir : certains se sont envolé au Chili du jour au lendemain. C’est de cet ordre là ». Emmanuel Gras semble avoir été évasif sur le budget final de son film, mais il a obtenu 60 000 euros du CNC, en plus de son budget de départ. L’université de Columbia, à Paris, lui a également fourni un espace pour qu’il puisse terminer son film. « Un budget conséquent » dit Macherel « qui lui assure une sortie en salle ».
Raymond Macherel s’y est pris différemment pour Un moment sans retour. Il n’a pas d’argent, tout est autoproduit. Il part à Rennes, achète son billet et ne sait pas quel film il veut faire. Il n’est pas sûr que le groupe de Gilets Jaunes va accepter sa proposition. Et il n’est pas certain qu’il va lui-même être intéressé par ce qu’il y trouve. « Quand tu t’engages dans le documentaire, une des magies du cinéma documentaire c’est que tu rentres dans une aventure, mais tu ne sais pas forcement le film que tu vas faire ». C’est ensuite qu’il monte un dossier au CNC, à Périphérie Montreuil, à la SCAM/Brouillon d’un rêve. « Le circuit classique c’est ça : on écrit un projet avant de tourner, et ensuite tu obtiens l’aide à l’écriture qui permet de concevoir, penser le projet et ensuite il est possible de le tourner ». « L’ensemble des trois projets que j’ai déposés est refusé, je ne saurai jamais pourquoi. Peut-être que j’étais en concurrence avec d’autres projets comme celui d’Emmanuel Gras ». Loin d’être démotivé, Raymond Macherel va donc sonner à la porte de producteurs qui lui répondent “les Gilets Jaunes cela a déjà été traité”. Des propos qui heurtent le jeune cinéaste car pour lui, cela ne veut rien dire “cela a déjà été traité”. Il en conclut qu’il s’agit là d’un refus politique. Je rebondis sur cette impression de refus politique en évoquant le cas d’Autonomes, un documentaire de François Bégaudeau vu récemment. Il a voulu faire son film sans faire appel au CNC. Son film a coûté 100 000 euros, dont un financement du département de la Mayenne.
Gaël : J’imagine que tu n’es pas allé voir la région Bretagne pour avoir un peu d’aide pour un film sur les Gilets Jaunes ?
Raymond Macherel : C’est comme faire un western sur les cow-boys et les Indiens et que tu vas voir les institutions de l’époque pour dire je veux faire un film sur les cow-boys et les Indiens, mais du point de vue des Natifs. Dans le cas de David Dufresne, il y a eu une polémique qui est sortie, car la région avait aidé le film de Dufresne, mais des élus s’en sont émus en disant “Ce n’est pas normal d’aider un film à la gloire des casseurs, qui brisent les vitrines et s’en prennent à nos valeureuses forces de l’ordre” ce qui supposerait que les subventions des régions, de Bretagne ou d’Île-de-France seraient alloué après études des sujets, des angles et que l’on s’assurerait de financer, de produire un cinéma relativement inoffensif, politiquement dans les clous, ou un cinéma qui n’est pas visible : car si le film de David Dufresne n’avait pas été produit par Jour2Fête, fait la couverture des Inrocks, ou la matinale de France Inter, il n’y aurait pas eu de problèmes. Si le film était resté cantonné dans les cercles militants. Mais, là non, ce n’est pas possible. On veut bien que les gens aillent voir des films avec des sujets politiques, mais faut que cela soit avec Vincent Lindon. Ça, ça va. Cela dit, la Région Bretagne il n’est pas impossible qu’elle aide mon film, après coup. Si je filme ce groupe de Lapins Jaunes, il y a d’autres groupes, de la région, qui viennent à la maison des citoyens. Il y a un plan de vol d’oiseaux, filmé à L’île de Batz, qui dit un soulèvement massif, c’est un beau plan et cela peut plaire aux élus de la région. Donc on verra. Mais la question est de savoir si aujourd’hui, il est possible de faire des films que l’on a envie de faire et que l’on sent qu’il est urgent et nécessaire de faire sans passer par les institutions. C’est difficile, mais en fait c’est possible.
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En fait, le projet prend réellement forme lorsqu’il fait la rencontre de Laure Budin, monteuse qui a travaillé avec Ariane Mnouchkine ou Philippe Caubère. Elle a vu une partie des rushs, à partir de l’été 2019, elle s’est engagée sur ce projet “j’ai envie de faire ce film avec toi, ça prendra le temps qu’il faudra et pour l’argent on trouvera une solution” lui dit-elle. Après un an de travail de montage, ils sont tombés d’accord sur un montage de deux heures. En parallèle d’un travail sur le son, Raymond Macherel lance alors un Kisskissbankbank le 9 septembre dernier. L’argent doit servir à payer le travail de montage, mais également l’étalonnage et le mixage du film. Le cinéaste aurait souhaité que le film soit prêt pour le présenter à des festivals, comme celui de Berlin, début novembre. La situation sanitaire ne l’aide pas dans sa démarche. Il aimerait qu’en ayant Un moment sans retour sous les bras en festival cela puisse l’aider à trouver un producteur, mais il admet que ce n’est pas simple de produire un film déjà réalisé. Plus que tout, une question l’obsède : si le sujet des Gilets Jaunes a déjà été traité, quelle sorte de film pouvons-nous faire non pas sur les Gilets Jaunes, mais depuis les Gilets Jaunes ou avec les Gilets Jaunes ? Et cela serait quoi un film qui ne serait pas sur les Gilets Jaunes, mais avec les Gilets Jaunes ?
Gaël : D’une certaine manière, le film monté par Pierre Carles a été fait avec certains Gilets Jaunes. Des journalistes indépendants proches du réalisateur sont allés à la rencontre de Gilets Jaunes pour parler de leurs projets et ces Gilets Jaunes ont proposé certaines images, plutôt que d’autres. C’est un film fait avec les Gilets Jaunes.
Raymond Macherel : J’ai participé à un débat. On était au mois de mars 2019 pendant le mouvement des Gilets Jaunes, c’était organisé par Catherine Bizern au Cinéma du Réel. Le thème était “comment filmer les Gilets Jaunes” (« À propos des images sur le mouvement des « Gilets Jaunes » » NDLR) qu’est-ce que le cinéma peut dire, montrer sur les Gilets Jaunes. Emmanuel Gras était présent, tout comme Mariana Otero, Florent Marcie et Maxime Martinot. Tout le débat a tourné autour de l’idée selon laquelle : évidemment les Gilets Jaunes ont produit des images – j’en parle à propos de Pierre Carles et de toutes les images de smartphones des Gilets Jaunes qu’il utilise – Mais le cinéma documentaire c’est autre chose. Il y a d’un côté les Gilets Jaunes qui se suivent, avec leur téléphone, des images qui n’en finissent pas avec leur live Facebook, des choses balancées directement sur YouTube ou Facebook. Et de l’autre côté il y a des cinéastes du documentaire qui eux ont un point de vue, construisent un récit, sont dans le montage et sont donc dans la pensée du cinéma. Il y aurait d’un côté des personnes qui produisent des images, non pas sans pensée, mais un point de vue un peu lâche, avec un téléphone. Tu es là, tu panotes et tu vas là, le cadre ne se tient pas forcement, et tu commentes en direct, le son n’est pas très bon. Et de l’autre, il y aurait des cinéastes qui produisent des images qui seraient dignes d’être mises en récit et projetées au cinéma. C’est une vraie question. C’est-à-dire, si l’on se demande comment on peut raconter le mouvement des Gilets Jaunes, qu’est-ce que le cinéma peut raconter des luttes.
Quelle est la place du cinéaste ? Est-ce qu’elle est là pour mettre du récit ? Est-ce qu’elle est pour recueillir des témoignages ? Est-ce qu’elle est là pour reconstituer ce qu’il y a eu lieu ? Il y a des écoles différentes pour ça, l’école du cinéma direct, l’école de la reconstitution. Je pense, par exemple, à Peter Watkins et sa Commune de Paris. Il décide de faire un film presque en direct, pas tout à fait. Un film incroyable. Avec des participants au mouvement social de 1995, à La Parole errante à Montreuil. Cela produit un film de 6 h, mais tout à fait saisissant. Avec des inventions de cinéma anachroniques, car on a des reporters du côté de la télé versaillaise et d’autres du côté des communards. C’est tout à fait incroyable, car tout à coup la mise en scène nous immerge davantage dans le réel même de ce qu’a pu être la Commune, beaucoup plus que dans une reconstitution télévisée en costume, scénarisée avec les amours d’untel et untel. Ce qui donne à mon avis, un film désastreux, qui a coûté des millions et qui a fait un bide incroyable où l’on voit Louis XVI guillotiné et les jours qui ont précédé la prise de la Bastille : Un peuple et son roi. Mais par contre, c’est un film qualité France : des acteurs bancables, des costumes, il y a une lumière. On va chercher ce moment où la pierre de la Bastille tombe et qui va éclairer les faubourgs.
Gaël : Le film est loupé, c’est un naufrage industriel, personne n’a vu le film. Il a souffert d’un conflit entre le producteur et le cinéaste, le montage qui en a résulté donne un résultat très contestable. Pourtant je trouve le film intéressant, au moins, dans le geste et le fait qu’il soit apparu deux mois avant l’émergence des Gilets Jaunes. Il y avait quelque chose dans l’air. Macron avant d’accéder au pouvoir l’avait dit “ce qui manque aux français, c’est un roi”. Il se prend pour un monarque. Ce film est au moins important pour ça.
Raymond Macherel : La principale faiblesse du film de Pierre Schoeller, c’est qu’au fond il appelle son film “Un peuple et son roi” et son film consiste moins à célébrer la figure du peuple, ou les figures du peuple, que la figure du roi. Dans un moment où tu l’as dit, la monarchie présidentielle de la Ve république, où celui a été légitimement élu en 2017 a dès son investiture, à la Pyramide du Louvre a endossé dans l’exercice de son mandat, sans aucun scrupule les habits du monarque. La verticalité du pouvoir de celui qui sait beaucoup plus que les autres. Celui qui est capable de dire “ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien” de celui qui va rudoyer le petit peuple parce qu’il ne trouve pas de boulot de l’autre de la rue, parce qu’il ne sait pas lire, parce qu’ils sont des Gaulois réfractaires. C’est-à-dire celui-là même qui tente de faire passer pour de la modernité une vision politique la plus passéiste qui soit : cette idée qu’il y aurait une société du mérite. Une société de la différence instituée. L’aristocratie d’un côté, le Tiers état de l’autre. Je remonterais même aux australopithèques. Depuis que l’homme s’est dressé sur ses pattes arrière, on sait très bien que c’est la loi du gourdin qui s’impose. Dans les sociétés tribales, il y a cette idée que celui qui a le gourdin va te piquer ton terrain, tes animaux, ta femme et va imposer sa loi. C’est ça la société de Macron. Macron n’est rien d’autre que le représentant de la société du gourdin. Et face à lui, ceux qui incarnent la modernité, issus des lumières, de 1789, portent une des valeurs communes qui est la plus révolutionnaire, c’est celle de l’égalité. Et Macron s’oppose de toutes ses forces à cette notion d’égalité, car son modèle est le modèle anglo-saxon.
Mais revenons au cinéma. Un peuple et son roi célèbre la figure du roi car on s’appesantit, par une reconstitution lourdingue de la place de la Bastille, sur la guillotine, sur le sang qui gicle sur le cou du Roi, et l’on refait la prise et l’on va remettre du sang là où il faut. Donc on célèbre davantage, à mon avis, beaucoup plus la figure du Roi que la figure du peuple. Le peuple, d’une manière générale, est toujours traité au cinéma soit avec un angle misérabilisme soit sentimental. On va se passionner pour cette histoire de baise sous les combles entre Adèle Haenel et Gaspard Ulliel. C’est-à-dire que l’on ne s’intéresse jamais ou rarement, au peuple agissant, le peuple qui réussit, courageux. J’évoquais En guerre de Stéphane Brizé, un film que je n’aime pas du tout. Bien sûr, Lindon est formidable. Mais que raconte le film ? Un peuple d’ouvriers en lutte, et qui vont perdre. Ils sont filmés du fond de la baignoire, il y a le petit tourbillon et hop ils ont disparu. C’est ce qu’on retrouve dans beaucoup de films de lutte au cinéma. Ce sont souvent des histoires de défaites, je ne vais pas les citer, il y en a beaucoup.
C’est ce qu’on ne retrouve pas dans un film comme Comme des lions de Françoise Davisse (un film que l’on a soutenu lors de sa sortie, NDLR), c’est un film qui montre des gens, des ouvriers d’une usine automobile, qui refusent la loi du marché justement (Clin d’œil au film de Brizé), et qui s’organise, y compris pour mettre en place une démocratie interne pour décider des actions et se battre comme des lions. Pour ne pas disparaître au fond de la baignoire. Alors, on nous dit “oui, mais finalement, même PSA, les ouvriers n’ont pas réussi à faire que l’usine ne ferme pas ”. C’est-à-dire : on analyse les luttes des ouvriers en termes de gain ou de perte, comme on fait pour les bilans des usines. Peut-être qu’il ne faut pas analyser en termes de gains quand des personnes se mettent en mouvement pour lutter contre des forces instituées. Comme c’est le cas des Gilets Jaunes. On peut dire: Ce mouvement, qu’a-t-il obtenu ? On peut dire qu’ils ont vécu un mouvement de bascule, un moment sans retour : c’est le titre de mon film. Ou ce qu’ils ont mis en œuvre, cela les a changés, pour toujours. On passe tous par des moments sans retour dans nos vies. On était dans une telle carrière, dans telle voie et puis on fait une rencontre, on lit un bouquin, ou l’on trouve que le boulot dans lequel on est, est insupportable : et l’on va bifurquer.
Gaël : C’est un peu ton cas.
Raymond Macherel : C’est un peu mon cas. Quand on rentre dans une lutte, qu’on la vit tous les jours, qu’on s’y risque ; quel que soit le résultat final, on s’en sort transformé. L’ambition du film, et j’espère que les spectateurs verront le film pour la ressentir, c’est qu’importe ce qu’ils ont reçus des médias et ce que ces derniers ont voulu voir, qu’importe ce qu’ont pu raconter les journaux, j’aimerais qu’ils sentent une espèce de proximité avec les questionnements politiques que les Gilets Jaunes se posent. Car il y une conscience partagée : on sait qu’un certain système touche à sa fin. Que l’on est dans un épuisement général des ressources et des êtres humains. Et que, peut-être, le questionnement que les Gilets Jaunes mettent en mouvement avec leurs propres mots, qui n’est pas le langage politique, nous traverse les uns les autres. Que l’on soit intello précaire du centre-ville, assistante maternelle en périphérie. Qu’on soit petit entrepreneur, que l’on soit prof, ou… infirmière ! L’ambition du film c’est ça : ne pas regarder les Gilets Jaunes avec une espèce de distance, de surplomb. Je m’attache à ne pas filmer un peuple en souffrance, un peuple misérable, qui va pleurer face à la caméra, car il n’arrive pas à finir ses fins de mois.
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La conversation touche à sa fin. On évoque, enfin, notre présence aux côtés des Gilets Jaunes et leurs barricades, à Paris, le 8 décembre. Notre constat commun d’une population émeutière nouvelle, au profil inédit : des retraités, par exemple, des gens qui n’ont pas lu Le Comité invisible (collectif autonome insurrectionniste). On évoque également le fait que le week-end du 8 est une réponse répressive à la situation insurrectionnelle du 1er décembre. Le week-end du 1er décembre, les Gilets Jaunes ne pensaient pas renverser le système, Macron et son monde. Le 8 décembre il était déjà trop tard et Macron reprenait la main. S’en est suivi quelque temps plus tard son discours, le fait qu’il cède sur la première revendication des Gilets Jaunes et la mise en place du Grand Débat Populaire, tout en maniant le gourdin : « Macron va redoubler de violence avec ses forces policières contre les Gilets Jaunes et il va assommer les Gilets Jaunes avec la machine judiciaire. Il y a des Gilets Jaunes qui n’ont quasiment rien fait qui vont se retrouver en prison ». Les Gilets Jaunes qu’il a rencontré à Rennes étaient partagés par des sentiments très variés : « après le 8 décembre, il y a ces deux voies : la voie violente, l’insurrection par les armes. Et la voie démocratique, d’unité du peuple sur une base problématique : les cahiers de doléance, le RIC. Il y a les vieux et il y a les jeunes. Il y a les retraités qui ont fait mai 68, d’autres qui ont une expérience militante, et puis tu as des jeunes qui n’en ont jamais eue. Et ce sont eux, qu’ils soient employés, chômeurs, étudiants qui sont pour l’affrontement avec la police et qui pensent que Macron peut être destitué : Je ne pense pas qu’ils espéraient dans le désir de prendre d’assaut les centres-villes, occuper les bâtiments. Ils étaient plus dans l’espérance que la police se retourne contre Macron. »
Pour Raymond Macherel, « cette tendance-là entre la voie violente et la voie de la conquête électorale, elle traverse tout le mouvement ouvrier. Dans les années 70 il y a ceux qui prônent la lutte armée et ceux qui, comme autour de Mitterrand, prônent l’unité du peuple entre bourgeois et ouvriers en alliance avec les communistes, pour conquérir 81. » C’est ce qui l’intéressait entre autres en filmant ce groupe, en grande partie dépolitisé. « Je pense que le cinéma est une grande aide, à sa modeste mesure, en représentant un peuple offensif, un peuple qui montre un courage physique incroyable, qui s’organise, qui évidemment fait des erreurs et évidemment rencontre des obstacles. Mais un peuple agissant, car il a conscience qu’il peut agir en dehors du cadre institutionnel et c’est ça que j’ai voulu retranscrire dans Un moment sans retour ».
Si vous voulez participer au financement participatif du film Un moment sans retour de Raymond Macherel vous pouvez cliquer ici