Coffret Pabst : Le mystère d’une âme (en 12 Films) – Le cas Louise Brooks.

On a tout de suite joint Tamasa lorsqu’on a appris la sortie d’une quasi intégrale de la filmographie de cette espèce d’anarchiste de Georg Wilhelm Pabst. Dont trois films en Blu-ray. On aurait pu aussi bien profiter de la rétro à la Cinémathèque française, mais on préférait être cohérent face aux ambitions politiques de Louise Brooks et Pabst peu compatibles avec les récentes prises de position réactionnaires de la direction de cette — pourtant — vénérable institution. Si nous n’avons pas eu la chance d’avoir les 12 films entre les mains, nous avons eu le droit à sa période la plus célèbre : celle où le cinéaste autrichien d’origine s’est associé avec la jeune star étasunienne, Louise Brooks. On compte trois films : Loulou qui fait figure de profession de foi, puis le film de commande L’Enfer blanc de Piz Palü qui lui a permis de tourner enfin le brûlot Journal d’une fille perdue.

Ces trois films permettent largement de nous rappeler l’avance formelle du cinéaste sur son temps. Mouvements de caméra, science du cadre et de son éclairage, montage musical sans verser dans l’abstraction russe, tout chez Pabst rappelle le cinéma populaire actuel. Quant à sa direction d’acteurs, attentive aux particularités de chacun, on est surpris par la sobriété de l’ensemble contrastant avec ce qu’il se faisait jusqu’ici. Palliant l’absence de son, le cinéma muet a mis en avant autant dans le burlesque (à l’exception d’un autre moderne : Buster Keaton) que dans la fantaisie expressionniste, le jeu baroque des acteurs. Ici emmené par la fraîcheur de Louise Brooks, Pabst fait jouer la partition de ses films en utilisant la singularité de chacun. C’est surtout vrai dans Loulou et Journal d’une fille perdue.

« Pourquoi tu souris ? »
« Oh, rien… Je pense juste au fait que dans un siècle Cinématraque va écrire sur moi »

LES FILMS :

Évidemment, Louise Brooks détonne dans Loulou. Actrice du Kansas, elle débarque à Berlin avec ses manières très ricaines. Perçue à Hollywood comme une frondeuse, elle s’est mis la profession à dos en envoyant balader les Studios pour aller tourner sur le sol de la vieille Europe. Pabst n’abuse pas des gros plans sur son visage puisque l’actrice utilise tout son corps, dont certaines zones érogènes, pour transmettre des émotions. Le cinéaste filme l’actrice en lui laissant une totale liberté de jeu, d’une certaine manière en adéquation avec le personnage. Le rôle-titre est, en effet, inspiré de Lou Andréas Salomé qui fit tourner la tête autant celle de Nietzsche, qu’à celle de Freud ainsi qu’au dramaturge Frank Wedekind auteur de la pièce : La Boîte de Pandore dont est tirée le film.

Louise Brooks est, autant que le cinéaste, motrice de la mise en scène. Il est étonnant qu’il ait fallu les années 50 et des critiques de cinéma amoureux de l’actrice pour que son charisme revienne à la mode et ne le quitte plus jusqu’à aujourd’hui. L’actrice était dotée d’un caractère bien trempé, maîtrisant sa sexualité dans la vie comme à l’écran, elle ne pouvait donc que se faire des ennemis au sein du monde du cinéma qui, encore maintenant, ne brille pas par son progressisme. Loulou et surtout Journal d’une fille perdue, en plus d’être des films imbibés des idéaux libertaires de Pabst sont également des manifestes féministes dont Louise Brooks devient une véritable icône. On comprend pourquoi dans ce monde patriarcal du cinéma il a fallu trouver un moyen pour canaliser ce couple artistique. Journal d’une fille perdue, un des derniers films muets avant le parlant est aussi le dernier film mettant l’actrice en vedette.

De retour à Hollywood, les studios sont toujours autant bousculés par l’impertinence de l’actrice. Puisqu’ils ne réussissent toujours pas à la contrôler, ils profitent alors du passage au parlant pour stigmatiser l’accent de la jeune femme. Progressivement, ils relèguent Louise Brooks au second plan pour la faire disparaître peu à peu du devant de la scène en lui proposant des rôles sans consistance dans des comédies sans envergures. Quant à Pabst, Journal d’une fille perdue choquât tellement qu’il fut très vite passé sous les ciseaux de la censure.

Le cinéaste savait très bien qu’en s’intéressant à la prostitution et l’hypocrisie de la bourgeoisie, il aurait du mal à faire vivre son film. Il le savait tellement qu’il a fallu qu’il accepte de tourner un film d’aventure, où l’idée d’utiliser le cinéma populaire comme « bombe à fragmentation contre le capitalisme et le monde bourgeois » est largement mis en veilleuse. Dans L’Enfer blanc de Piz Palü, Pabst ne se contente pas de faire le minimum syndical. Il utilise l’argent qu’on lui met à disposition pour tourner dans les conditions réelles de haute montagne et filme avec un certain sens du romantisme des paysages magnifiques.

Et si, dans les films qui ceinturent cette œuvre de commande, Louise Brooks bouffait tout l’écran ou presque, l’Enfer blanc de Piz Palü met lui en valeur le héros romantique de Pabst : brun, les cheveux savamment décoiffés, et le regard préoccupé. Xavier Dolan avant l’heure. Ernst Petersen campe brillamment le prototype du jeune bohème qu’affectionne Pabst. On retrouve d’ailleurs le même genre de personnage autant dans Loulou que dans Journal d’une fille perdue. On ne peut s’empêcher de déceler dans le romantisme qui se dégage de L’Enfer blanc de Piz Palü une sombre ambiguïté. Cette ambiguïté que recèle le romantisme du film s’incarne dans son actrice. Pabst ne filme pas Louise Brooks et doit se satisfaire d’un autre visage qui, on ne le sait pas encore en 1928, deviendra une réalisatrice tristement célèbre : Leni Riefenstahl, cinéaste officielle du régime nazi. Bizarrement, à l’aube des années 30, en Allemagne ce film de commande eut beaucoup de moins de soucis face à la censure que Loulou et Journal d’une fille perdue.

Le pouvoir bourgeois est toujours favorable aux (très) beaux films qui ne cherchent pas à le remettre en question. Est-ce un hasard que deux de ses films d’ornements (Les Comédiens, en 1941 et Paracelse 43) se firent récupérer par le pouvoir nazi? La propagande du régime se félicita des leurs succès, entre autre, au Festival de Venise qui se distinguait déjà à l’époque pour sa façon de s’arranger avec les fascistes. Entre temps, Pabst qui n’a pas réussi à se fondre dans le moule hollywoodien, de retour sur le sol allemand regrette amèrement de s’être fait coincer par la guerre.

LA RESTAURATION :

La sortie de cette intégrale est un excellent prétexte pour évoquer l’importance du cinéma de patrimoine. C’est aussi le bon moment d’évoquer l’incroyable et passionnant travail déployé par des institutions publiques (le plus souvent) internationales pour éviter que des œuvres d’art disparaissent à tout jamais. Sauf erreur de notre part, les trois films présentés sur ces Blu-ray sont présenté dans leurs versions 2K (ce qui est, pour des films muets, une excellente facture).

Loulou :

La première de Loulou, le 9 février 1929, fut un relatif échec. La France évidemment lui fit honneur au contraire. Mais c’est seulement dans les années 50, après un retour de hype autour de Louise Brooks sous l’impulsion de ses fans et d’Henri Langlois en particulier que le film a acquis une célébrité mondiale. Le cinéma de patrimoine bénéficie certes aujourd’hui d’un relatif soutien auprès de festivals dont certains programment des sélections de films restaurés. Leur restauration profite commercialement de la seule raison d’être du support physique qu’est le Blu-ray. Toujours est-il qu’il est bien improbable qu’on remette un jour la main sur le support d’origine de Loulou. À moins qu’un négatif ou une copie d’origine soit retrouvé dans une grotte d’Afghanistan, il est à ce jour impossible de partir de la matière d’origine pour restaurer le film. Seules les copies des années 50-60 sont à ce jour disponibles, et elles ont été tirées à partir de matériaux en piteux état.

Du coup pour permettre de se confronter une nouvelle fois à la beauté des images de Pabst, la solution du traitement numérique s’est imposée. Il a fallu jongler avec 3 versions du film : d’une part, le négatif de la cinémathèque française développé en 1952 ; puis, une copie russe du Gosfilmofon de 1970 et la copie tirée en 1964 du Narodni Filmovy Archiv de Prague. Ce travail collectif a reçu le concours de la précieuse Cineteca di Bologna. Grâce à l’informatique, un travail d’homogénéisation de l’image a été réalisé en partant des meilleurs éléments des trois matériaux. Évidemment, Loulou ayant déjà 90 ballets, certains photogrammes sont impossibles à corriger en se basant sur la technologie actuelle. La bonne nouvelle c’est que de nouveaux négatifs et de nouvelles copies de sécurité 35 mm ont été fabriqués avec, en bonus, une version numérique. La copie restaurée en 2009 par la Deutsch Cinémathek sur laquelle se base ce Blu-ray suit de très près le montage de travail élaboré par Enno Patalas au Filmmuseum de Munich dans les années 80. Les intertitres proviennent des trouvailles de Gero Gander au Riksarkivet suédois. Le film, devrait, dans l’idéal être projeté en 20 images secondes, mais le Blu-ray est en 24 images secondes. Si la galette est quasiment parfaite, on conseille dans l’idéal de voir ce film au minimum une fois au cinéma pour profiter au mieux de l’œuvre.

Le journal d’une fille perdue :

Plus encore que Loulou, l’affaire de la restauration de cette seconde rencontre entre Pabst et Louise Brooks n’a pas été de tout repos. Les institutions de pas moins cinq différents pays ont été convoqués pour présenter la version de Journal d’une fille perdue qui a été utilisée pour ce Blu-ray. Le film a été largement charcuté par la censure. Il a fallu attendre 1997 pour que l’œuvre retrouve sa version originale grâce à l’indispensable Cineteca di Bologna qui a bénéficié ici de l’aide de l’institut du film allemand de Francfort et de la fondation Murnau de Wiesbaden. Mais ce n’est pas tout : le négatif contretype provient de l’institut du film danois. La plupart des scènes manquantes ont été complétées, par ailleurs, grâce à une copie des archives de l’image de Montevideo. Le travail de remontage de la version d’origine a pu se faire en se basant sur la plupart des copies conservées et sur le rapport du comité de censure de Berlin. Les textes des intertitres allemands ont été reconstitués grâce à une copie bilingue de la Cinémathèque Royale de Belgique. La typographie reprend celle des titres allemands de la copie conservée à Montevideo. Le négatif de cette version a permis une numérisation en 2 K. Le travail de restauration a été fait du mieux possible, mais à l’impossible nul n’est tenue. On ne va pas vous le cacher, le résultat n’est pas au niveau des deux autres films que l’on a pu visionner, mais au vu du travail colossal effectué on ne saurait que vous conseiller de vous procurer l’objet.

L’Enfer blanc de Piz Palü

On a peu d’informations sur ce film, mais tout semble indiquer qu’il n’a pas eu les mêmes problèmes que les deux précédents films. La pellicule originale a disparue, mais une pellicule en nitrate a été conservée. Certaines scènes avaient été inversées et les intertitres ne correspondaient plus à la version originale. Ces différences ont été corrigées grâce aux archives du comité de censure. Restauration de 1997 avec la cinémathèque allemande

BONUS:

Autant le dire tout de suite, à coffret exceptionnel, bonus exceptionnels. Seul L’Enfer blanc de Piz Palü est nu de tout bonus supplémentaire autre que la présentation du film. Chaque Blu-ray est accompagné, en effet d’une présentation spéciale du critique de cinéma Pierre Eisenreich, spécialiste du cinéma germanophone et connu également pour son travail dans la revue Positif. Chacune de ses interventions est passionnante et son plaisir à parler du cinéaste et de l’actrice fait partie du plaisir à visionner les films.

On trouve également pour les deux films avec Louise Brooks comme interprète principale, deux documentaires d’environ une heure qui nous aide à comprendre la relation entre l’artiste et son actrice. Où l’on verra qu’un cinéaste peut travailler avec une actrice sans vouloir la modeler selon ses exigences ni en la maltraitant. On porte un peu plus d’attention au documentaire qui accompagne le Blu-ray de Loulou : Looking For Lulu de Hugh Munro Neely à qui l’on doit également un autre documentaire sur Marie Pickford. Conté par l’actrice Shirley MacClaine, Looking For Lulu revient sur la vie passionnante de l’actrice et évoque les abus sexuels que l’actrice a subis lorsqu’elle était enfant. Les violences qu’elle a subies dans sa jeunesse vont être ensuite motrices dans sa façon de s’imposer et de construire sa sexualité. Ce rapport à la sexualité va accompagner l’actrice jusqu’à la fin de sa vie. Elle prendra ainsi des positions sur le plaisir de la masturbation, quelques temps avant sa mort, dans une Amérique toujours aussi conservatrice. Cette femme très à l’aise avec la sexualité n’a pu que fasciner l’homme qui est a financé ce documentaire passionnant : Hugh Hefner. Cette figure iconoclaste et subversive hollywoodienne, propriétaire du magazine Play Boy qui a inspiré un formidable biopic à Milos Forman rend hommage à travers Looking for Lulu à une actrice tout aussi libre et provocatrice que lui.

Il n’y a pas à dir,e Tamasa Diffusion nous a régalé et l’on souhaite que ce genre d’initiative en amène d’autres. On pourrait terminer cette longue chronique un petit bémol, très personnel. Si l’œuvre de Pabst ici superbement restauré nous rappelle sa modernité et sa subversion politique, on regrette le choix d’user pour la bande-son de composition, certes étudié spécialement pour ces films, mais très classiques. Si les films furent pendant les premières années du cinéma sans équipement sonore, et souvent accompagné par le travail d’un musicien sur les lieux de projection, la musique qui les accompagnait n’obéissait pas toujours aux désirs des cinéastes. On regrette donc ces choix classiques, plutôt que de tenter de proposer des compositions plus modernes. Il arrive, pourtant, qu’aujourd’hui des artistes contemporains proposent des réinterprétations de bande originale de films de patrimoine. On peut citer Philip Glass avec Dracula de Tod Browning, ou le groupe Air avec De la terre à la Lune de Georges Melies. Mais c’est vraiment du chipotage.

Coffret Pabst : le mystère d’une âme, en 12 films. • La rue sans joie (DVD) • L’amour de Jeanne Ney (DVD) • Loulou (DVD/Blu-ray) • Le journal d’une fille perdue (DVD/Blu-ray) • L’enfer blanc du Piz Palü (DVD/Blu-ray) • Quatre de l’infanterie (DVD) • L’opéra de quat’sous (DVD) • La tragédie de la mine (DVD) • L’Atlantide (DVD) • Don Quichotte (DVD) • Le drame de Shanghai (DVD) • C’est arrivé le 20 juillet (DVD). Disponible en DVD/Blu-ray le 17 décembre 2019

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