Comme chaque début du mois de novembre, tout ce qui se fait de mieux dans la cinéphilie du nord du périphérique parisien (si si ça existe, promis) se réunit sur la Grand Place d’Arras pour l’Arras Film Festival qui fête cette année son vingtième anniversaire. Dix jours que vous pourrez suivre, comme les éditions précédentes, sur ce site au rythme des comptes rendus que nous ferons des projections entre quelques grosses attentes des mois à venir (Jojo Rabbit, La Vérité de Kore-Eda…) et cycles rétro toujours inspirés (le cinéma d’horreur 60s et l’Italie de Mussolini vue par le cinéma transalpin notamment au programme cette année). Dix jours qui ont débuté ce vendredi avec la première avant-première réservée à ces privilégiés de parasites que sont les journalistes de ce pays : J’accuse de Roman Polanski.
Soyons bref et succinct (trois paragraphes de phrases beaucoup trop longues probablement) : vous ne lirez pas de critique de J’accuse dans cet article. Pas dans ce contexte, au regard des dernières nouvelles entourant la sortie du film, de la sortie médiatique maladroite de Jean Dujardin aux dernières accusations de viol qui visent le cinéaste sorties pas plus tard que ce vendredi. Pour cela, il n’y aura pas de critique de J’accuse dans ce journal de bord. A ceux qui rétorqueront à l’auteur de ces lignes (et toute la rédaction de Cinématraque est en parfait accord avec sa position, ndlr) qu’Internet n’est pas un tribunal, juste un rappel : prêter à un modeste critique de province la capacité d’abattre par sa vindicte verbale la vie et l’œuvre de Roman Polanski revient à lui accorder une importance bien plus grande que celle qu’il ne s’accorde lui-même (quand bien même il lui arrive de parler de lui à la troisième personne). La « cancel culture » dont on se plaît souvent à nous râbacher les oreilles n’a pour l’instant pas cancelled grand monde (qui peut nous dire avec certitude que même un Kevin Spacey ne retrournera jamais devant une caméra ?), alors ne vous inquiétez pas pour Polanski, les salles resteront bien pleines pour accueillir son film.
Mais telle est la grande force des festivals de cinéma : celui d’Arras propose pas moins de trois cent projections pour au bas mot presque deux cents films différents, de toutes nationalités, de tous genres et de toutes époques. Ça fait donc environ (deux cents films -1) qui ne sont pas J’accuse de Roman Polanski. Et quand bien même on s’agace parfois de notre cinéma contemporain, qu’il soit hexagonal (vous pouvez même gagner des prix littéraires en faisant caca sur le cinéma français maintenant, yay!) ou hollywoodien ascendant blockbuster en troisième décan scorsesien, la cinéphilie reste bien vivante, et c’est au cœur des festivals comme celui d’Arras qu’il vit. Et ce genre de situations peut aussi à nous amener à réenvisager ce qu’est la place du critique dans ces festivals dont on rate 90% des films qui passent, et où on finit toujours par laisser de côté 50% des 10% qui restent.
Et là où au-delà du discours sur la figure même de Polanski et de ses actes, dont mon avis personnel ne fera strictement en rien avancer le schmilblick (rappel juste pour les retardataires au fond : 1) que Samantha Geimer lui ait pardonné – et grand bien lui en fasse – ne justifie en rien de coucher avec une ado de treize ans, 2) Samantha Geimer n’est pas la seule à traîner dans les bails du monsieur), je voulais juste terminer ce billet d’humeur de nobody en expliquant pourquoi j’ai encore plus envie de laisser J’accuse sur le bord de la route : parce que ça nous laisse le temps et l’opportunité de parler et faire découvrir d’autres films. Un critique de cinéma n’a pas forcément besoin d’être tel un vulgaire éditorialiste sur une chaîne d’info en continu à parler de tout sur tout en permanence. Il se trouvera bien assez de critiques, plus ou moins bien installés, plus ou moins « woke » ou je ne sais quoi, qui vous parleront en bien ou en mal de J’accuse de Roman Polanski. Ils écriront des papiers, feront des podcasts et enverront des tweets pour certains passionnants, pour d’autres consternants, que je lirais avec plus ou moins de plaisir. Mais de mon côté j’ai envie d’investir mon temps et ma passion à parler de films et de cinéastes qui me donnent envie de les défendre, de les démonter, ou de mettre en lumière leur travail. (Et si vous voulez vraiment connaître mon avis, montez sur Arras qu’on en parle autour d’une bière). Polanski a encore tout à fait le droit légalement de faire ses films, et la mission du critique n’a jamais été de délivrer des permis d’exploitation. Elle peut cependant, parfois, être de se refuser l’envie de regarder certaines choses.
Paradoxalement, les trois autres films au cœur de ces deux premiers jours ont eux fait la part belle à des figures féminines affirmées, qu’un homme ou une femme soit derrière la caméra. Coïncidence des projections, leurs trois héroïnes sont également mères dans des œuvres qui interrogent toutes plus ou moins le concept de maternité : maternité pratique et symbolique (Notre-Dame de Valérie Donzelli), maternité sacrificielle (Proxima d’Alice Winocour) et maternité endeuillée et oedipienne (Madre de Rodrigo Sorogoyen). Vous n’entendrez pas non parler de Proxima dans cet article mais pour d’autres raisons car le film mérite d’être discuté plus en profondeur qu’en une vingtaine de lignes.
Notre-Dame de son côté marque non seulement le retour de Donzelli pour son cinquième long-métrage, mais aussi ce qu’on espère ne pas être malgré lui le début du courant de NotreDamesploitation dans le cinéma français. L’un des derniers films mettant en lumière la cathédrale avant l’incendie qui bouleversa à jamais l’existence de Bernard Arnault et François Pinault, Notre-Dame attirait l’attention de par son casting touffu et chicos (Thomas Scimeca des Chiens de Navarre, Bouli Lanners, Virginie Ledoyen, Pierre Deladonchamps, Samir Guesmi…). Le film nous plonge quant à lui dans les affres de la vie personnelle et professionnelle d’une architecte (jouée par Donzelli) qui se voit suite à une péripétie du hasard confier la rénovation du parvis de Notre-Dame en parc avec bouche de métro intégrée.
Comédie burlesque à la Abel et Gordon, romance espiègle en mode screwball, satire politique, Notre-Dame veut être plein de trucs à la fois et ça se ressent très vite à l’écran. Le film déborde d’idées, de gimmicks, de dialogues, et pas dans le bon sens du terme. S’éparpillant en permanence sans prendre le temps de s’attarder sur ce qu’il fait de mieux, le film souffre d’un évident problème de rythme et épuise plus qu’il n’égaye. C’est un bordel permanent incapable de se canaliser, où chaque idée en cannibalise une autre et où tout le monde finit par se marcher sur les pieds. Il y en a qui se laisseront certainement porter par la fantaisie d’ensemble, mais on ressent une impression de manque de maîtrise très étonnant tant on connaît le soin apporté traditionnellement à l’écriture sur les films de Donzelli. Si néanmoins vous recherchez une bonne comédie à propos de l’architecture urbaine moderne et ses ramifications politiques libérales, jetez plutôt un coup d’œil au très chouette Tout ce qu’il me reste de la révolution de Judith Davis, découvert l’an dernier ici même, à Arras.
La Madre de Rodrigo Sorogoyen, elle, donne nettement moins envie de rire. Plutôt connu ici pour être devenu l’un des nouveaux chefs de file du thriller politique et du cinéma espagnol (Que Dios nos perdone, El Reino…), Sorogoyen s’aventure ici vers le drame intimiste en reprenant le court-métrage de 2017 du même nom, pour lequel il avait décroché un Goya et une nomination aux Oscars. Le court en question est d’ailleurs repris en partie dans la première séquence du long, qui en est une extrapolation. La situation reste la même : une mère, Marta, qui entend au téléphone son fils se perdre dans la nature sans rien pouvoir y faire. Sauf qu’ici Sorogoyen opère une ellipse temporelle : le long-métrage nous présente Marta dix ans plus tard, vivant toujours près de la plage du Vieux-Boucau où son fils a disparu sans donner de nouvelles, et où les gens l’appellent dans son dos « la folle de la plage ». Elle traîne son spleen, essaie de reconstruire sa vie avec son nouvel homme. Mais un été, elle va faire la rencontre de Jean (Jules Porier), un adolescent parisien venu passer ses vacances en famille, qui lui rappelle furieusement son fils disparu.
Déjà à l’affiche du court original, Marta Nieto reprend du service dans ce rôle qui lui valut le prix d’interprétation féminine de la section Orrizonti de la dernière Mostra de Venise (comme quoi le festival s’est pas non plus planté sur toute la ligne cette année) et c’est sur son interprétation toute en insaisissable délicatesse que repose la force du film. Sur un sujet oedipien en diable (le film l’est, souvent), la faute de goût peut vite survenir. Mais Sorogoyen n’est pas né de la dernière pluie et la relation qui se noue entre ces deux êtres que rien ne prédestinait à se rencontrer fait merveille : lui est fasciné par cette belle adulte fuyante dont il ne cerne pas les motivations, et elle cherche à retrouver une forme d’amour dont on ne sait trop s’il est filial ou autre dans une figure de substitution. L’ensemble patine parfois, se répète notamment dans un deuxième acte qui s’étire un peu trop, ou dans des dialogues en français parfois un peu forcés (les parents du jeune Jean sont au passage joués par deux noms bien connus du cinéma français, Frédéric Pierrot et Anne Consigny). Touchant, subtil et habité, Madre reste cependant une variation réussie qui ne manquera pas de conforter le statut que prend peu à peu Sorogoyen dans le cinéma de l’autre côté des Pyrénées.
Notre-Dame de et avec Valérie Donzelli, avec Thomas Scimeca, Boulin Lanners, Virginie Ledoyen…, en salles le 18 décembre
Madre de Rodrigo Sorogoyen, avec Marta Nieto, Jules Porier, Frédéric Pierrot, Anne Consigny…, en salles le 22 avril 2020