Bien placé sur le podium Cinématraque des films de l’année 2017, Un jour dans la vie de Billy Lynn nous avait tout de même frustrés sur un point lors de sa découverte: le film distribué en France n’a pas eu la possibilité d’être projeté sous sa forme initiale. Ang Lee voulait illustrer le caractère propagandiste et belliciste des institutions étasuniennes (étatiques, sportives et médiatiques). Il s’est reposé sur des nouveaux outils permettant à son projet d’échapper à toute manipulation propagandiste et faire ressentir au spectateur un moment de réel dans la vie de Billy Lynn. Pour cela, il a expérimenté une nouvelle caméra permettant de reproduire le plus fidèlement possible la perception du réel par l’œil humain. En usant de la technologie 3D alliée à une captation en 120 images par seconde, il voulait en quelque sorte donner l’illusion de la disparition de l’écran pour faire plonger le spectateur au cœur du récit. Uniquement visible en 2D et en 24 images secondes, nous pouvions, pourtant, imaginer la révolution en marche : Nous l’avions approchée lors d’une projection du Hobbit de Peter Jackson en 48 images seconde.
Si la sortie du film d’Ang Lee a été sabotée, c’est en partie parce que cette première historique ne reposait pas sur une tête d’affiche suffisamment bancable pour pousser les exploitants à s’équiper. L’industrie n’est pas tendre avec les visionnaires. Entre temps, James Cameron qui avait démocratisé la 3D avec son Avatar avait annoncé le tournage en 60 fps du reste de la future saga. Loin d’être découragé par l’insuccès de son film, Ang Lee propose aujourd’hui un nouveau récit en 3D 120 fps. Stratège, pour achever de convaincre que l’on ne fera plus de film comme avant avec la HFR, il s’est appuyé sur deux poids lourds du cinéma d’action hollywoodien : Jerry Bruckheimer — Top Gun, la saga des Pirates des Caraïbes, mais également Lone Ranger — et surtout : Will Smith. L’association a l’air politique plutôt qu’artistique. La réaction des exploitants en France a été, dès lors, bien différente. Tout à coup, ce qui effrayait le microcosme du pays du cinéma est devenu un argument marketing. Passé relativement inaperçu avec son précédent film, Ang Lee revient sur les devants de la scène avec Gemini Man.
Tout l’enjeu du cinéaste est, dès lors, de composer avec ses imposantes béquilles. Si Bruckheimer peut être très efficace dans ses productions pétaradantes, Will Smith est connu pour s’imposer dans les choix de mise en scène, pouvant être à l’origine de l’échec artistique d’un film. On ne va pas se le cacher, cela se voit à l’écran. Si les intentions du cinéaste ne sont plus les mêmes, Gemini Man est loin d’être un abandon artistique. C’est même un film tout à fait passionnant. À l’instar de son Hulk, où le cinéaste usait du découpage de bande dessinée pour faire éclater les plans présageant le retour de la 3D dans le cinéma d’action, Gemini Man est pour Ang Lee un nouveau territoire d’expérimentation. Comme le remarquent Corentin Lê et Josué Morel de Critikat, le récit de Gemini Man débute avec le départ d’un train. Cela n’est évidemment pas un hasard. On se doute qu’Ang Lee a pensé à la fameuse arrivée d’un train en gare de La Ciotat : une des premières expériences de projection cinéma, dont la légende raconte que les spectateurs ont fui devant les images du train, perturbés par son réalisme.
Plus d’un siècle après, Ang Lee en donne sa version 3D 120 fps et crée une illusion similaire pour un public habitué à la profusion d’images et leurs présences sur différents écrans. Cette introduction rappelle aux contemporains du cinéaste que le cinéma est capable de se réinventer et donne la primauté de l’expérience de la projection sur la diffusion des œuvres sur d’autres supports. Comme tous les arts, il est capable d’évoluer évitant une mort que l’on annonce depuis bien trop longtemps. Après une telle introduction, il serait faux de croire que l’effet de réel s’estompe. Bien au contraire, le cinéaste va continuer à déstabiliser le spectateur par sa technique en suivant les pas d’une petite fille qui parcourt l’un des wagons du train. Lorsque la gamine se retourne pour rejoindre un autre point du véhicule, son regard croise alors celui de l’objectif. Le spectateur est alors saisi d’une sensation, quotidienne dans le réel — celui de croiser le regard d’une autre personne — mais ici exceptionnelle au cinéma. Cette scène parait anecdotique, mais elle ne l’est pas le moins du monde. C’est, en effet, avec le regard d’un enfant que l’on va rentrer dans l’univers d’un tueur à gages, si efficace qu’une structure gouvernementale va finir par vouloir s’en débarrasser grâce à un jeune exécutant. Ce simple regard vierge change la donne du blockbuster, Ang Lee introduit une donnée trop souvent absente des blockbusters : l’humain comme être sensible, de chair et de sang.
On l’a dit ici, d’autres l’ont également souligné. Les grosses productions hollywoodiennes, souvent trustées par l’evil empire Disney, arrosent les parcs de salles de cinéma avec des produits filmiques hautement sous perfusions CGI. Ces films rivalisent dans l’action et la destruction, jusqu’à oublier l’être humain. Ang Lee impose au système ce qu’il renie, l’être de chair, il redonne au blockbuster une sensibilité qu’on avait perdue de vue depuis… Die Hard de John McTiernan. La sensation troublante de promiscuité qu’offre Gemini Man nous fait oublier l’aspect relativement basique du récit. Plus intéressant encore, le dispositif filmique met à nu les fragilités des acteurs. La précision de l’image est telle que l’on remarque tous les défauts, les imperfections physiques des comédiens que chercheraient à faire oublier des blockbusters trop pressés de créer de nouvelles idoles. Si le rôle de Will Smith est taillé pour la star, la caméra du cinéaste se « venge » en soulignant ici un point noir, là des dents de travers de l’acteur. Il faut être une star aussi installée que le Fresh Prince pour se livrer au réel de cette manière dans un film aussi imposant. Le corps de la star Will Smith est scruté dans ses moindres détails jusqu’aux cheveux blancs qu’il ne cherche plus à cacher. Lee tire à vue sur le corps que l’acteur a toujours cherché à mettre en valeur (Bad Boys, Je Suis une Légende). C’est là qu’intervient le point de bascule du film, là où la star tente de prendre contrôle de la fiction. À l’instar de Johnny Depp, ou plus sûrement Tom Cruise, Will Smith est un sujet d’étude, mais contrairement aux deux précédents il est bien trop souvent méprisé.
On a évoqué ses défauts non pas physiques, mais d’égo. Mais pour bien comprendre la carrière de l’acteur, il faut remonter à son adolescence lorsqu’avec son pote Jazzy Jeff il est arrivé en tête du hit-parade grâce à quelques titres de hip-hop. Il a engrangé des millions de dollars qu’il a dépensés sans compter. Une fois le fisc à sa porte, il s’est retrouvé endetté. C’est pour rembourser ses dettes qu’il a accepté d’être la star du Prince de Bel Air. C’est une période de sa vie qui semble l’avoir profondément marqué et qui a resurgi lorsqu’il est devenu père. Ang Lee n’a pas choisi de filmer le corps vieillissant de Will Smith, ils ont choisi de le faire pour que cela puisse s’inscrire dans le projet de l’acteur et d’imposer son propre récit dans la longueur. Gemini Man poursuit le travail que l’acteur a mis en place avec A la Recherche du Bonheur où il s’est confronté pour la première fois à son propre fils : Jaden. Dans ce drame, Smith campe un entrepreneur qui pense réussir avec une invention de son cru, chose qui n’arrivera pas. Il trouvera la possibilité d’élever son fils et renouer avec sa compagne en s’abandonnant à l’idéal mondialisé du capitalisme financier. En devenant courtier, il fait une croix sur son rêve personnel, mais arrive à trouver le bonheur familial.
Il y a un évident désir de conservatisme chez Will Smith qui s’est construit sur l’attirance du star système et l’angoisse matricielle de la crainte de la perte de contrôle au sein de la société hollywoodienne. Avec After Earth, il se confronte à son fils une seconde fois en souhaitant également sauver un cinéaste de talent un peu mal en point : Night Shyamalan. C’est en se reposant sur ce réalisateur tombé en disgrâce qu’il souhaite reprendre le cheminement de son récit. Entre temps, Jaden a retenu l’attention d’un média que Will Smith a vu naître en même temps que son fils, mais dont il n’a pas les codes : Internet, et par extension les médias numériques. Will Smith n’a pas réussi sauver le cinéaste dont le film est très largement méprisé par la critique et surtout snobé par le public. Son récit, lui, prend forme. Avec l’aide du cinéaste, il se met en scène comme père inquiet de voir son fils arriver sur une terre que lui même n’a jamais connue. Cet étrange blockbuster, où la star est clouée sur son siège, spectateur face à l’action, est surtout une réflexion brillante sur l’ère numérique et les jeux vidéo. C’est aussi pour le cinéaste une relecture cachée de Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock. C’est surtout autant pour Will Smith que pour Shyamalan une vertigineuse mise en abyme du contrôle et de l’angoisse de sa perte face à la puissance du système hollywoodien. La fin, troublante, tout autant pour Will Smith que pour Shyamalan voit le jeune héros préférer la figure maternelle à celle du père. Cette fascination pour son corps (en action, ou immobilisé), son image et l’angoisse du contrôle rappelle un autre acteur, Tom Cruise. Certain y voient une influence de la scientologie, secte à laquelle se sont soumis les deux acteurs. C’est une fausse piste, la raison est plus intime.
Jaden a fait du chemin, il est devenu ce que redoutait le père, une réplique de lui même, mais potentiellement plus puissante. Jaden Smith est aussi bien artiste rap qu’acteur, il se meut autant dans le monde numérique, les réseaux sociaux, que dans les médias classiques au cinéma et dans les séries. Will Smith comprend aujourd’hui qu’il n’est pas seulement paralysé par le succès de son fils (comme dans After Earth), mais que son fils est maintenant en capacité de le tuer professionnellement. C’est tout l’enjeu de Gemini Man. Il faut du coup, pour Will Smith trouver une parade à cette angoisse et au fantasme inconscient de l’infanticide, par peur du parricide. Il invente un double, dans lequel il peut projeter ses peurs et régler ses pulsions, seule solution qu’il a trouvée pour réguler la violence qu’il a en lui. Pour ce faire, il substitue son corps à celui de son fils. Jaden Smith, n’est plus, Will Smith a son propre clone. Il imagine un moyen de s’améliorer grâce à la technologie d’aujourd’hui. Là où Tom Cruise cherche la duplication de son corps qu’il cherche à performer (Oblivion, Edge of Tomorrow, l’éternel retour des Mission: Impossible), Will Smith opère un voyage dans le temps. Ce qu’avait prévu, notamment avec une réplique animée de Cruise, Ari Folman s’opère aujourd’hui : l’apparition de clones numériques des stars bancables hollywoodiennes. La dystopie en court de The Congress passe par Gemini Man.
On trouve, c’est vrai, des effets, à partir de rush manipulé numériquement, permettant de faire « jouer » des doubles plus jeunes d’acteurs aujourd’hui décédés (par exemple dans les Star Wars). Et en effet la technique du rajeunissement numérique fait de courtes apparitions ici ou là depuis une dizaine d’années, mais Gemini Man la radicalise et la met à l’épreuve du temps du film. D’un côté, Ang Lee a exigé de Will Smith qu’il expérimente un jeu inédit s’éloignant de ses premiers rôles. De l’autre, les techniciens en charge des CGI ont utilisé le visage de Will Smith aux moments du premier Bad Boys pour faire évoluer son visage, le rajeunir et plaquer ensuite le résultat sur le jeu inédit de Will Smith d’aujourd’hui. Nous ne sommes pas en présence, contrairement à Peter Cushing ou Carrie Fisher face à une réutilisation du visage des acteurs, mais bien à une recréation intégrale du visage de l’acteur. Là où le spectateur face à Star Wars se retrouvait en terrain connu, le visage inédit de Will Smith jeune participe à déstabiliser. Le Je est véritablement un autre. L’inquiétante étrangeté qu’impose ce visage est aussi mise à l’épreuve par l’utilisation de la 3D 120 fps qui, on l’a vu, révèle l’impureté des corps.
Tout comme il révèle les défauts de la chair, l’hyperréalisme met en danger l’excellence de l’effet spécial. C’est pour Will Smith un moyen d’obtenir une version améliorée de lui même qu’il peut contrôler, chose qu’il a renoncé à faire avec son fils. C’est donc un constat d’échec pour son récit, puisque celui ci est en phase expérimentale : ces effets seront vite dépassés. Will Smith aura beau vouloir s’améliorer, et vouloir contrôler son destin et celui de sa propre progéniture, il sera toujours le jouet du réel. Difficile de savoir avec Gemini Man s’il assume l’imperfection et son humanité. D’un côté, il fait de son clone son propre fils, et se refuse à le tuer, mais de l’autre comprend que de combattre ou d’empêcher son fils de le dépasser est totalement vain. Jaden, lui même devra lui aussi faire face à la paternité et affronter une sorte de double de lui même. La question étant pour Will Smith, celle qui inquiétait Ari Folman : est-ce qu’il trouvera le bonheur à travers les mondes numériques ? Il se dégage, finalement, de Gemini Man une certaine mélancolie qui en fait un blockbuster assez poétique, où les intérêts de Will Smith sont régulièrement contrés par les expérimentations et les choix de mise en scène d’Ang Lee.
On aurait donc tort de limiter Gemini Man à son scénario, et de reprocher au film ses multiples imperfections. Gemini Man a dès le départ été conçu par le cinéaste comme un terrain d’expérimentations, une sorte de clone bodybuildé de son premier film en 3D 120 fps. Pour Ang Lee, il s’agit avant tout de prouver que ces outils ne sont pas là pour offrir du spectaculaire. Il s’agit pour lui d’un moyen différent et éminemment cinématographique de raconter une histoire et faire ressortir les failles de l’être humain. C’est bien l’imperfection qui fait toute la beauté de l’humanité nous dit-il avec Gemini Man et aucune technologie ne pourra l’améliorer, elles ne pourront que confirmer que l’homme est une créature imparfaite.
Gemini Man, de Ang Lee. Avec Will Smith, Mary Elizabeth Winstead, Owen Wilson