Perdrix est un film aussi improbable que son titre. C’est l’histoire d’une fille qui voyage en solitaire, pas vraiment en trip sac-à-dos et chaussures de rando, plutôt en mode santiags et Alfa Romeo. La couleur du carrosse ne pouvait être que… orange. Orange qui dérange, pour un orage qui déménage. Et est-ce un déménagement-soulagement, un road trip(es) forcé à la Louise Wimmer, une fuite, un braquage de carnets intimes… ? Cette demoiselle en trimballe toute une cargaison à l’arrière de sa bagnole citrouille, poids-trésor qui causera sa perte. Car l’envie pressante d’écrire, de noter, de consigner, reportage sans fin, sur le vif, à même le virage en épingle en pleine forêt (l’action se déroule quelque part dans les Vosges).
Les pauses sont donc dictées par le stylo. Mais l’erreur, l’oubli, la bêtise, le relâchement, l’énorme bourde de laisser les clefs sur le tableau de bord, portière ouverte, de s’éloigner un peu, de croire qu’on aura tout le temps de revenir s’installer tranquillement derrière le volant et de reprendre le fil de son périple. Une femme surgit de nulle part, entièrement nue (est-ce un double, une hallu ?), et l’effet de surprise d’allonger sensiblement le temps de réaction. Trop tard, la portière est claquée et la voiture démarre en trombe. Ce corps inattendu s’est bel et bien installé à sa place, lui piquant son voyage et emportant d’un coup toute une vie de taches d’encre. Vrombissement diurne qui laisse sa propriétaire sur le carreau. Voilà pour l’incipit.
Sans cet acte manqué, pas de halte dans cette bourgade, et surtout, pas de rencontre avec le capitaine Perdrix, chef du commissariat local, la trentaine triste et résignée. L’arrêt forcé de cette jeune fille remuante provoquera la mise en mouvement de Pierre Perdrix (l’héroïne, c’est lui), oiseau flingué en plein vol, grand perdant dans le ciel, celui qui ne rit plus, homme usé avant l’heure qui savoure son moment de vaisselle chaque soir dans cette baraque familiale où il cohabite avec sa mère Thérèse (veuve inconsolable recyclée en animatrice radio libertine), sa nièce Marion (ado pongiste qui rêve d’internat), la fille de Juju, son frère (géodrilologue-bouledogue à tendance Asperger). Se croire indispensable (dans un travail, une famille), mais que se passe-t-il lorsqu’on décide de ne plus être complice du rôle que les autres nous ont attribué à tort ? Dans ce huis-clos infernal, qui aura le courage de partir ?
Perdrix est loin d’être une énième comédie romantique loufoque. Erwan Le Duc ne se contente pas de filmer avec subtilité le sentiment amoureux (parade amoureuse sur fond de Tchiki Boum, indémodable tube de Niagara ; voir le capitaine littéralement « tomber » amoureux, sous le panneau « Gendarmerie »), il contextualise celui-ci à travers le prisme de cette maisonnée aux allures de conte cruel, le carcan monotone et passéiste à souhait donnant une bonne raison de tout faire voler en éclats.
La valeur temps semble distendue, ou comment mixer des fragrances 80’s (la musique, la déco, les vêtements) avec cette fameuse « reconstitution historique » (grand moment) et ce réquisitoire sur les réseaux sociaux balancé par Juju, le frangin un poil réac, comme s’il s’agissait au fond de préserver une certaine parenthèse idyllique (qui correspond, au passage, à la génération des acteurs principaux), entre poids de l’Histoire et contemporanéité jugée futile. D’où cette sensation de basculer du côté du hors-piste. Mais être « dans » le temps, ça signifie quoi exactement ? Etre dans le tempo de la danse, être à la mode ou pas (cette robe rose vintage que revêtira plus tard Juliette pour suivre son Pierrot-Roméo), être à l’heure ou s’affranchir de tout horaire familial, avoir fait son temps, faire son âge, ou plus, rectifier celui-ci, par coquetterie…
Entre anniversaire morbide et deuil pas tout à fait digéré, la maison donne l’impression d’être figée à jamais. Tout est resté en suspens depuis la disparition du père (les murs défraîchis, les papiers peints d’une autre époque, les décorations encombrantes, les photos d’enfance qui persistent, la vaisselle dépareillée, les aliments dont on ne fait rien). Devenu musée sans appétit, l’habitat se résume à un espace investi par un clan bien vivant où le défunt patriarche tient pourtant une place de choix (quand son portrait peint se mue en caméra subjective inquiétante…). Paradoxe d’une maison qui déborde de fatras en tous genres mais qu’on sent sur le point d’être lâchée, abandonnée (cf. les plans à vide de la façade, au détour des différentes pièces, sur le seuil des chambres, dans un miroir à l’emplacement insolite…). On l’aura compris, tout ne tient qu’à un fil, toiles d’araignées à l’appui.
Ironiquement, c’est cette miss « Webb » qui viendra conjurer le sort, d’un coup de fourchette-trident sur la vitre de l’aquarium, femme arachnéenne dont les traits anguleux délivreront ce Pierrot lunaire. Reine en la demeure, c’est elle, Juliette, qui remplit davantage l’espace en quelques instants qu’eux tous réunis ici depuis des années (pauvre Juju aux allures de triton détrôné, ex enfant-roi qui n’a pas compris que son règne s’était tristement achevé… il y a des décennies de cela). Son numéro de tornade de living-room va de pair avec ce remplissage intempestif de journaux intimes (« des carnets de correspondance avec moi-même, pour ne pas m’oublier », confie-t-elle). Le cadre est saturé de ses arabesques infinies, comme si son secret finalement pour contrecarrer le temps, c’était tout simplement d’écrire, de se pelotonner dedans, peu importe où. Répertorier sa vie revient à maîtriser cette valeur-là, à dompter l’impitoyable sablier. Une vie tient à quoi, et quand on part, emmener quoi : des carnets numérotés plutôt qu’une garde-robe ou des meubles, voilà. Et quand lesdits carnets disparaissent, se souvenir de quoi ?
Dans ce village d’irréductibles où tout va de travers (le tableau qui penche dans le salon ; l’étagère du commissariat qui part de guingois et cède), c’est cette Calamity Juliette (le carnet dans la botte, toujours prêt à être dégainé) qui redessinera les contours du paysage, stabilotant de son auto orange cette ville perdue sur une carte de France, encadrant le film de son tracé vif et précis. De la même manière, c’est elle qui redonnera de l’épaisseur à cette maison-fantôme. Les murs porteurs qu’on croyait près de s’effondrer retrouvent leur dimension dès lors qu’elle y inscrit son empreinte (on ne vous dira pas laquelle). Néanmoins, la limite ténue entre enfance sous cloche et juvénilité vivifiante affleure sans cesse : quand s’empêche-t-on de grandir au juste, et quand devient-on véritablement adulte ? « Mais de toi je ferai ce que je voudrais » chante Muriel Moreno, et le couple latent de se lancer dans une chorégraphie improbable, jeu du miroir comme un exercice théâtral ou comme une réminiscence de cour d’école…
La traversée nocturne des bois prend alors des allures d’étape initiatique, ou comment s’affranchir de toute injonction hormonale, puisqu’il n’est question – pour l’instant – que de renouer avec son corps de façon innocente (cet épais pull-over qui a l’air inconfortable enfin ôté) et de se rejoindre chastement, les cheveux épars sur la pierre-oreiller telle une calligraphie amoureuse insensée, en écho à la graphie incoercible de Juliette. Dans ce climat à la fois enchanteur (« Entrez dans le rêve » de Manset en ouverture, avec pour décor cette route boisée) et hostile, berçant et menaçant, le but de cette balade champêtre est tout de même de traquer ces fameux nudistes révolutionnaires en possession des carnets de Juliette, carnets dont l’intimité constitue désormais de la fiction pour d’autres (et de donner à voir une triade essentielle : un corps nu / un arbre / un carnet). Difficile de ne pas penser aux pro-célibataires cachés dans la forêt de The Lobster (de Yórgos Lánthimos), ou encore bien sûr à Fahrenheit 451, pour la subversion que représente la possession de livres et l’acte de lire (et par extension celui d’écrire), ainsi que ce tour de force de la mémoire.
En ce sens, le liant pourrait bien être Fanny Ardant, dont le personnage ici de mère-muse devenue veuve trop tôt n’est pas sans faire écho au biographique (son compagnon, François Truffaut, disparaît en 1984 alors que leur fille Joséphine a tout juste un an). Cette Thérèse qu’elle incarne ne pouvait donc échapper à la marginalité ambiante : c’est une femme mûre dont la beauté se drape de noirceur et qui n’aspire qu’à en finir avec son rôle de mère et de grand-mère par défaut. Malgré la cohabitation avec ses deux fils et sa petite fille, elle n’a effectivement que faire de tenir un rôle de matriarche, laissant volontiers Pierrot tenir les fourneaux. « Chacun fait sa vie », lâche-t-elle entre deux clopes, lasse (ce plan étrange où elle semble absente du cadre alors qu’elle est assise dans un coin du salon, dans la pénombre ; idem pour ces plans vides où ne transparaît aucune chaleur maternelle). Plus punk gothique que véritable mamie, sa contribution locale via son antenne libre bricolée à même le garage l’ancre bon gré mal gré dans l’espace de la maison. Isolée et fuyant toute connivence familiale (idem pour les deux frères qui entretiennent une forme de distance bienveillante frôlant l’absurde), le trait d’union tacite d’avec sa petite fille Marion (habitée par la même soif de liberté) sera ce ping-pong éloquent, tout juste bon à rythmer et masquer le ballet des allées et venues des amants de Thérèse (car oui, « l’amour existe »).
Là encore, sa voiture a beau serpenter sur les routes, le côté enveloppant (pour ne pas dire maternant) adviendra, paradoxalement, par le truchement de Juliette, qui envahit le bureau de Perdrix, puis sa maison, jusqu’au garage. Et si celle qu’interprète Maud Wyler n’est pas sans évoquer Laetitia Dosch (Jeune Femme), Florence Loiret-Caille (héroïne des films de la regrettée Sólveig Anspach) ou encore Judith Davis (Tout ce qu’il me reste de la révolution), la galerie de personnages masculins n’est pas en reste, à commencer par Pierre « Pierrot » Perdrix (le très juste Swann Arlaud, sacré aux Césars avec Petit Paysan), homme contrit mais qui effectuera une mue touchante. Son frère Juju (l’irritant mais efficace Nicolas Maury), enfant terrible, se révèle être un formidable père-poule castrateur envers sa fille, exaspérée de voir ce père patauger dans la flotte pour attraper des vers quand il ne s’agit pas de les gober carrément (papa poule en effet). Quant à cette brigade de gendarmerie, elle offre à voir une masculinité de bande dessinée, où le grotesque dit le vrai, entre procrastination, régression, dépression, Gaviscon et jeux de simulation, où l’homosexualité latente et les « impulsions » de shopping ne sont pas dissimulées…
Ces « nudistes révolutionnaires » (nus comme des vers… de terre) qui ponctuent le film de leur présence/absence sont là aussi pour rappeler cette part instinctive, animale, à laquelle finalement tout ce petit monde aspire, entre retour à la nature, craint et désiré, et fuite de la société telle qu’elle est actuellement, la conscience écologique devenue non optionnelle. C’est donc un film faussement anachronique et au contraire bien ancré dans son époque que livre Erwan Le Duc, où la nudité se situe au-delà du sexuel et ne dit que notre humanité. Pour l’ancien journaliste sportif, suivre le rythme et l’énergie des personnages pour des scènes « physiques » (danse, course, nage, vélo) l’emporte, tant l’aura de Juliette Webb est devenue contagieuse. Dès son arrivée, plus de stagnation possible, chacun délaisse peu à peu sa propre inertie, son mutisme et enfermement pour se mettre en mouvement, car après tout, « la réalité c’est jamais que ce qu’on en fait ». Exit le repli dans sa chambre, les chutes dans les crevasses, rester planté dans la vase, accoudé à un bar ou planqué derrière un bureau ou derrière un micro, pour se sentir enfin libre, léger, heureux, voire amoureux, sans trop de bagage ni de poids-maison. Tel un écho, Marion et son oncle auront tous deux recours au vélo jaune pour s’échapper ; quant à Juliette et Thérèse, sous leurs airs de lianes folles qu’on ne peut ligoter, elles font preuve d’attachement, demandent pardon sur-le-champ, dans la foulée de leurs actions non dénuées de maladresse…
Partir, rester, disparaître, se souvenir ; l’abandon, l’enfance, la filiation : tels sont les grands axes qui traversent ce premier long-métrage original. Côté son, outre Niagara (pas si kitsch), le mythique Gérard Manset et le trop méconnu mais néanmoins génial Samuel « Sammy » Decoster, Julie Roué (cf. Jeune Femme, long-métrage de Léonor Serraille précédemment cité) signe la bande originale de ce film électrique et follement sensuel. Gageons que Perdrix perdurera et raflera quelques prix…
Perdrix, de Erwan Le Duc avec Swann Arlaud, Maud Wyler, Nicolas Maury, et Fanny Ardant