The Art of Self-Defense : Karate (Incel) Kid

Il paraît que le hasard fait bien les choses. C’est sans doute pour cela que le second long-métrage de Riley Stearns a été diffusé à l’Etrange Festival le jour où Joker a été récompensé à Venise. Car au moment où le film sur le clown le plus célèbre de l’histoire moderne (désolé Stephen King) fait couler toute l’encre du monde avant même que nous ayons pu le voir, voici qu’arrive un film qui semble déjà s’interroger sur les mêmes problématiques. Et naviguer dans les mêmes eaux troubles du questionnement moral.

Dans The Art of Self Defense, Jesse Eisenberg est un garçon effacé et solitaire nommé Casey. Il aimerait beaucoup être un mec, un vrai. Comme ses collègues de bureau qui savent parler de trucs de bonhommes. Un soir, alors qu’il était sorti acheter des croquettes pour son teckel, il se fait laminer la tronche par des types, et se réveille à l’hôpital, brisé. Il rejoint alors un cours de karaté, ce qui va radicalement changer sa vie…

Il vous est certainement facile de deviner ce qui arrive par la suite. Le sensei du dojo est un gros mascu persuadé de la supériorité des hommes, il force Casey à changer de chien pour devenir un véritable alpha, à écouter du métal et à considérer les femmes comme inférieures car elles sont incapables d’être des hommes. On est tout à fait dans l’essentialisme réactionnaire qui parcourt les idéologies d’extrême droite, du nazisme à la red pill jusqu’aux adeptes de la Raclure Dissidente et du propagandiste Tibo In Shbeurk. L’homme et la masculinité seraient des notions biologiques, immuables. Bien sûr, notre pauvre Casey Eisenberg qui a toujours été mal dans sa vie se raccroche à cette idéologie, car elle lui permet de se trouver une paix intérieure. Ainsi, il devient peu à peu lui-même un gros mascu violent et dangereux… Un adepte.

Imogen Poots joue la véritable victime dans ce film, et a sans doute le rôle le plus ambivalent de tous. Avec le peu qu’on lui donne elle parvient à donner tellement ; une grande actrice qui attend encore son grand rôle….

Jusqu’ici, il est facile d’imaginer The Art of Self-Defense comme un drame, ou un thriller. Il n’en est absolument rien et c’est bien là tout l’intérêt de l’oeuvre. Par ses choix de mise en scène et surtout de dialogues et directions d’acteurs, Riley Stearns a produit une comédie absurde parfaitement servie par le talent incomparable de Jesse Eisenberg pour ce genre de rôle. Le cinéma de Quentin Dupieux n’est pas si loin… Mais celui de Stearns est bien plus politique, du fait de son sujet. Donc, on rit. On rit beaucoup, et fort, face à cette tragédie humaine. Parce que tout est dans l’excès, dans la caricature, dans la mesure débordante.

C’est ici qu’à mon sens, le film rejoint le discours déjà assourdissant autour de Joker. Bien sûr, le cinéma a toujours eu une vocation descriptive, et non prescriptive ; il n’empêche que nous sommes en droit de s’interroger sur la morale que transmet une œuvre, car elle a forcément un point de vue. Ce dernier naît de la réflexion de l’auteur d’abord, puis est transformé par le regard du spectateur, en bien ou en mal.

Oui, nous pouvons le dire : The Art of Self Defense est très dérangeant dans sa conclusion. Car l’empathie créée autour du personnage de Jesse Eisenberg nous permet d’avoir envie de le voir réussir, même quand il commet l’impardonnable. La fin du film est incroyable, car elle suggère une victoire morale de Casey sur son sensei. Il a inventé une nouvelle forme de masculinité qui est capable de prendre en compte les femmes, et ce qu’elles peuvent apporter à la force de l’homme. Seulement cette victoire n’est que chimère ! Elle n’excuse en rien les actes de Casey ; ce final est affolant. Affreux, déprimant, terrifiant même.

Le gourou et le disciple.

Mais… Nous rions. Parce que c’est une comédie. Parce que notre cerveau est sans arrêt court-circuité par l’intervention de l’absurde, on ne peut QUE rire. Et ce rire est très fort ; il nous permet de saisir la noirceur du film. Par la distance avec l’action qu’il commente, il révèle en soi l’absurdité des modes de pensée masculinistes. En d’autres termes, The Art of Self Defense évite d’être moralement abject grâce au point de vue clair offert par sa réalisation.

C’est-à-dire que le cinéma se doit d’être exigeant avec ses spectateurs, autant que les spectateurs se doivent d’être exigeants avec lui. Bien sûr, tout le monde ne sera pas réceptif à ce film, et probablement que cela sera pareil pour Joker. Bien sûr, il est probable que des personnes qui manquent d’éducation à l’image ne comprennent pas la moquerie. Il est même possible que la moquerie ne suffise pas. Il faut aussi comprendre les spectateurs et spectatrices qui refusent de voir de tels œuvres. Parce que tout le monde n’a pas la chance de la mise en perspective. Imaginez l’audace que ce serait, de dire à une personne noire qu’elle manque de courage car elle refuse de voir un film sur l’esclavage à cause de sa violence, ou à une femme battue de prendre son pied face au climax du dernier Tarantino. Toutes les images ne sont pas bonnes à voir pour tout le monde, et tant que l’on ne parle pas de censure mais de contextualisation, de réflexion et de désacralisation du cinéma, la pensée est encore vivante. The Art of Self Defense appelle cette pensée. Espérons que lorsqu’il sortira, le débat sera à la hauteur du film.

The Art of Self Defense, écrit et réalisé par Riley Stearns, avec Jesse Eisenbeg, Imogen Poots.

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