Face à la Nuit: un grand voyage vers la psyché d’un homme à Taipei

« J’entends le gang, à ce jour un dernier rail et du courage pour cogner, rage pour co-gneeer » Force est de reconnaître qu’en sortant de la projection de Face à la Nuit, on a envie de remettre en question la paternité des paroles cultes du tout aussi culte Gang des BB Brunes. Mafia, drogues et sang versé rythment la trame du film; habillée d’autres joyeusetés, telles que des relations parent-enfant compliquées, des amours impossibles, l’injustice, la tromperie, la solitude… Et ma foi, on y prend goût (pas aux drogues. Ne prenez pas de drogues les enfants).

Malgré un premier plan qui ne laisse aucun doute quant à l’impossibilité pour Zhang Dong Ling de réchapper à la « machine infernale » de sa vie, on assiste pendant presque deux heures au récit des trois nuits qui l’ont le plus marqué; et auraient pu déboucher sur tant d’autres scénarii pour lui. Un découpage à la chronologie inversée crée une sorte d’anabase, remontant à la plus pure forme d’innocence de Dong Ling et révélant tout ce qui l’a mené à la séquence initiale. Ni carton, ni transition: âge mûr, jeunesse et adolescence se succèdent librement, nous obligeant à chercher nous-même le nouvel interprète du personnage principal. Heureusement pour nous, Dong Ling est facilement repérable à ses yeux vides et à ses actions impulsives. Alors qu’on passe la lente première partie du film à craindre de ne développer aucune forme d’empathie pour cet homme violent et taciturne, les deux nuits suivantes nous font entrevoir les raisons de ce comportement et porter sur lui un regard différent.

« Y a comme un goût de haine quand je marche dans la ville, y a comme un goût d’alcool dans les locaux de police… »

Le titre original du film est Cities of Last Things, soit « Les villes des choses ultimes ». Mais quelles choses? Dong Ling, assurément, est l’une d’entre elles. Il traverse chaque partie du tryptique qu’est Face à la Nuit en traînant derrière lui sa carcasse, ses souvenirs et une certaine forme d’obstination. « Tu es trop têtu » lui reprochent différents personnages, rouages d’une mécanique bien huilée, tous plus ou moins acquis au système mortifère qui semble régir leur vie. Cette pugnacité le rend différent, en même temps qu’elle souligne la passivité des autres face aux événements; que ce soit la corruption des forces de l’ordre ou l’avènement d’une société soumise aux drones et aux puces dans le poignet (2019 et le Time Out d’Andrew Niccol continue d’inspirer). Face à la Nuit est l’histoire du dernier homme têtu, cherchant – et échouant – à s’extraire des rails sur lesquels il a été lancé, et qui l’attirent irrémédiablement vers le vice. Son échec ne l’en rend que plus touchant.

Il se trouve que Cities of Last Things est également un clin d’oeil au roman In the Country of Last Things de Paul Auster (Le Voyage d’Anna Blume en français), publié en 1989. Dans celui-ci, « les choses ultimes » désigne autant la disparition des objets matériels que celle des souvenirs, et des mots utilisés pour les décrire. Une sorte de vortex agissant sur le passé, comme sur le présent des personnages et qui peut évoquer à qui a vu Face à la Nuit quantité de réflexions à son propos. Et dès lors, pas besoin de s’atteler à la rédaction d’une thèse pour qu’apparaisse en filigrane la faiblesse du titre français. Une seule question – enfin deux: pourquoi ? Et Calogero a-t-il été crédité pour l’inspiration ?

Si jamais cette image n’explicite pas assez le parallèle avec Blade Runner 2049, sachez que c’est à cette année précise qu’est censée se dérouler cette partie du film… mais n’insistez pas, Ryan Gosling n’est toujours pas au générique.

Mention spéciale à l’incroyable Linda Jui-Chi Lui et son personnage de Big Sister Wang, ancienne ponte de la pègre de Taipei. Dans un univers aseptisé par la technologie et la brutalité aveugle des rapports corrompus, elle est la seule qui réussit à nous procurer de francs sourires tout comme à piquer nos yeux. Qui aurait pensé que les mafieuses chevronnées nous émouvraient comme ça ? Zhao Tao avait pourtant ouvert le bal avec Les Eternels, l’année dernière…

Face à la Nuit rejoint pleinement le courant des films noirs sinophones de ces dernières années: crasseux, déprimant, et désespéré. De cette errance dans des univers interlopes passés, présents et futurs, on ressort abattus mais aussi touchés par une certaine grâce. Ce n’est pas juste un film de sci-fi, ni un film romantique, ni un film d’introspection: c’est toutes ces choses en même temps, et avec quelque chose de plus aussi. La flamme n’est pas tout à fait soufflée, comme le montre la dernière partie du tryptique… Alors qu’est lancé le générique, on éclaircit notre gorge nouée. Face à la Nuit reste sûrement un peu en-deçà des objectifs qu’il s’est fixé, par rapport aux propositions des nombreux films est-asiatiques récents sur le sujet. Pour autant, sa brutale sincérité, son traitement de la photo et la place particulière de Taïwan au sein du sous-continent lui permettent de se démarquer et d’imprégner la rétine longtemps après la séance – et je ne dis pas ça juste parce que la dernière image est probablement ce que vous verrez de plus mignon cet été…

Face à la Nuit de Ho Wi Ding, avec Jack Kao, Lee Hong Chi, Hsieh Chang Lin, Linda Jui-Chi Liu, Louise Grinberg, Huang Lu… Sortie le 10 juillet 2019.

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