Emportés par le tourbillon d’une première moitié de Festival impériale, avec en point d’orgue par un dimanche inoubliable nous ayant offert deux immenses films coup sur coup (Une vie cachée de Malick et Portrait de la jeune fille en feu de Sciamma), on se prenait à rêver d’un Grand Chelem, d’un home run, de la sélection au cours de laquelle toutes les planètes s’aligneraient pour nous offrir dix jours de perles cinématographiques ininterrompues. Un cru au moins à la hauteur de celui qui reste sans doute la référence de ces dernières années, le cru 2011, qui nous avait sorti The Tree of Life (Malick, déjà), Drive, L’Apollonide, The Artist, Habemus Papam, Pater, La Piel que Habito, Melancholia…
Cette année-là, les inoxydables frères Dardenne étaient déjà sur la Croisette, déjà en Compétition et étaient repartis Grand Prix du Jury sous le bras avec leur très beau Gamin au Vélo. Huit ans après, ils sont toujours là, inamovibles avec Le Jeune Ahmed, tâchant de devenir potentiellement les premiers cinéastes triple palmés dans l’histoire du Festival. Et pour ce faire, ils se sont engagés sur le sentier probablement le plus périlleux qui soit par les temps qui courent : raconter de l’intérieur la radicalisation islamiste d’un jeune adolescent de 13 ans, qui projette de tuer son institutrice car celle-ci veut convaincre les enfants de son école d’apprendre l’arabe courant en plus de celui du Coran.
Il est évidemment facile de discerner tout de suite le caractère hautement casse-gueule du film et sur ce qu’un problème de traitement pourrait entraîner du point de vue de la réception critique. Pour deux raisons, il n’en sera au final pas vraiment question. La première, la bonne, c’est qu’on sait les Dardenne suffisamment intelligents pour ne pas faire n’importe quoi d’un sujet quand ils l’ont entre les mains. La deuxième, la nettement moins bonne, c’est que leur film est beaucoup trop inconséquent pour soulever ce genre de considérations.
L’égarement permanent
Comprenons-nous bien, les deux cinéastes belges donnent vie ici à un excellent personnage de cinéma. Ce Jeune Ahmed, brainwashé par un imam radical comme il en existe aussi dans ce pays particulièrement touché par les attentats au cours des dernières années, est en soi un « héros » de cinéma forcément intéressant à filmer, particulièrement par réalisateurs assez peu portés sur les twists factices et le voyeurisme moralisateur. Véritable bloc de haine aveugle dont on sait pertinemment qu’elle dépasse sa seule capacité de réflexion, illustrant sans qu’on ait à insister dessus outre mesure les ravages des prédicateurs islamistes auprès des plus jeunes, plus influençables, Ahmed existe au-delà de sa fonction, notamment grâce au travail du jeune Idir Ben Addi. Le problème ici, c’est que les frères Dardenne ont posé devant leur caméra un remarquable personnage… dont ils ne savent absolument pas quoi faire.
On est frappés devant Le jeune Ahmed par la mollesse de l’ensemble, par l’apathie des situations, par la faiblesse des ressorts narratifs ici déployés. Comme s’ils étaient paralysés par un sujet face auquel ils n’arrivaient pas à trouver de porte d’entrée, les réalisateurs posent une succession de situations et de personnages secondaires dont ils finissent presque toujours par se débarrasser. Le film n’a même pas de problème de point de vue parce qu’il n’en a même pas vraiment un. Prenant le personnage d’Ahmed et les enjeux autour de sa radication autour de sa possible ou utopique réinsertion par le petit bout de la lorgnette, les Dardenne livrent ici une copie éreintée, voire paresseuse, dans laquelle on n’arrive que trop rarement à distinguer le style brut, empathique sans mièvrerie, qui a fait la qualité de leur cinéma.
Les Dardenne à tâtons
A qui s’adresse au fond Le jeune Ahmed ? Que nous dit-il qui vaille véritablement la peine qu’on s’y intéresse ? Que nous raconte-t-il de quoi que ce soit sur le monde, la nature humaine ou simplement sur l’état du cinéma des frères Dardenne. Ce petit objet de cinéma n’est même pas à classer comme un Dardenne mineur. Il y a des grands films mineurs, voire des très grands, des qui nous transportent et nous émeuvent plus encore que certaines cathédrales cinéphiliques. Ce jeune Ahmed ne fait pas partie de cette catégorie, tant il paraît au fond très oubliable, à plus forte raison dans une sélection où certains habitués ont débarqué avec des propositions de cinéma nettement plus fortes, vivantes et fidèles à leur style (Almodovar et Malick en tête de liste).
On n’attendait pas des Dardenne un déluge lacrymal ou encore pire, un épuisant film-dossier sur les enfants radicalisés de Molenbeek et d’ailleurs. La force des Dardenne s’est toujours déployée par la force de leur cinéma naturaliste, dans lequel s’est toujours nichée une poésie de l’ordinaire. Mais ce cinéma n’était jamais dénué d’effets, d’affects, d’élans artistiques. Ce Jeune Ahmed n’en montre malheureusement que trop peu pour nous convaincre. Quelles en sont les raisons, nous l’ignorons. Mais le constat est clair : même s’il ne faut jamais dire jamais, d’autant plus avec de tels habitués de la compétition, on aura très probablement oublié Le jeune Ahmed avant bien d’autres films diffusés plus tôt dans cette édition 2019. Tant pis pour les Dardenne. Ils se rattraperont certainement avec le prochain. Toujours au Palais des Festivals.
Le jeune Ahmed de Jean-Pierre et Luc Dardenne avec Idir Ben Addi, Olivier Bonnaud, Myriem Akheddiou, en Compétition Officielle, sortie en salles le 22 mai.