À l’heure où vous lirez ces lignes, les nominations pour les Oscars seront déjà tombées et Green Book y sera largement représenté. Auréolé de son triomphe aux Golden Globes, le film s’annonce comme le grand favori de la cérémonie face à Bohemian Rhapsody. Preuve s’il en est que l’année qui vient de s’écouler n’a pas été la plus glorieuse pour le cinéma américain grand public, incapable de produire un favori assez fédérateur pour concurrencer le biopic ripoliné de Freddie Mercury, fiche Wikipedia animée à 55 millions de dollars, incapable de faire quoi que ce soit de son charismatique héros. Censé représenter l’alternative idéale au film de Bryan Singer (malgré les trésors d’inventivité de l’équipe du film pour le faire oublier), Green Book s’avançait comme un feel-good road movie sur fond de réconciliation entre deux générations d’enfants d’immigrés (italien d’une part, jamaïcain de l’autre), porté par un casting hautement Oscars-compatible et réalisé par un grand nom de la comédie en quête de son Tchao Pantin. Peter Farrelly favori à l’Oscar en 2019, fallait le pronostiquer il y a ne serait-ce qu’un an.
Son film raconte une de ces petites histoires humaines dont Hollywood a le secret, celle de l’amitié entre deux hommes que rien dans leur milieu social ne prédestinait à les réunir. D’une part, il y a Frank Vallelonga, alias Tony Lip (Viggo Mortensen), videur de boîte et homme à tout faire frayant dans le sillage de la pègre locale, qu’on pourrait qualifier communément de raciste. De l’autre, Don Shirley (Mahershala Ali), pianiste de jazz surdoué qui décide de partir faire découvrir sa musique dans tous les patelins de la Bible Belt. Le premier devient donc le chauffeur et garde du corps du second, avant que les deux hommes ne deviennent amis, et ce jusqu’à la fin de leurs vies (à trois mois d’intervalle, en 2013). Le Tony Lip en question n’est d’ailleurs pas un parfait inconnu lui non plus puisque dans la seconde partie de sa vie, il deviendra acteur, souvent pour jouer des mafieux, en jouant les figurants notamment dans Le Parrain jusqu’à devenir le Carmine Lupertazzi des Sopranos.
Une Oscar Road semée d’embûches
Le route tracée par les conventions du genre est toute tracée : les incompréhensions des premiers temps vont finir par s’effacer quand chacun va découvrir que l’autre a quand même pas une vie facile. De ce côté-là pas de grande originalité. Mais comme le dirait non pas Ralph Waldo Emerson mais bien l’inspirational poster placardé dans vos toilettes, « Life is a journey, not a destination« . On ne va pas se forcer à être plus méchants qu’on ne devrait l’être, ce voyage est rarement déplaisant. L’alchimie entre les deux acteurs est réelle, bien qu’on aurait bien taillé une petite vingtaine de minutes dans ce film qui dépasse allègrement les 2h15 bien tassées. Il n’en demeure pas moins qu’il est difficile de sortir du film sans ressentir une impression tenace de frustration quant au résultat.
Car la route prise par Green Book en direction des Oscars n’est au final pas moins jonchée de chausses-trappes que celle de Bohemian Rhapsody. Et je ne parle même pas là des diverses controverses qui ont secoué le film ces dernières semaines : polémique avec la famille de Don Shirley sur la véracité des événements retranscrits à l’écran, exhumation d’une blague d’exhibitionnisme de zizi « hilarante » de Peter Farrelly sur le tournage de Mary à tout prix, remontée de propos trumpistes du co-scénariste Nick Vallelonga (le fils de Tony Lip) ayant soutenu une vieille intox de l’extrême-droite US selon laquelle des musulmans auraient été aperçus en train de fêter les attentats du World Trade Center le 11 septembre 2001… Disons que la barque s’est par ailleurs bien alourdie d’elle-même.
Green Book s’égare parfois tellement dans ses bonnes intentions qu’il en devient un précis des stéréotypes racistes mécaniquement irritant. Chaque étape du parcours des deux hommes semble être davantage là comme prétexte pour aborder une nouvelle étape du vivre-ensemble qu’autre chose. L’ensemble prend par moments les allures d’un thread Twitter de blanc « woke » à qui on vient d’apprendre que tous les noirs n’aiment pas forcément le poulet frit, et devient même parfois à la limite de l’embarrassant dans certaines de ses représentations (la séquence de la panne de voiture et sa métaphore de l’esclavage).
Avoir voix au chapitre
Il ne s’agira pas ici de dire que les têtes pensantes de Green Book sont d’odieux racistes dans le placard, mais plutôt de souligner à quel point le film peut parfois s’emmêler les pieds dans ses (bonnes) intentions, dont rappelons-le l’enfer est pavé. Tellement concentré sur l’amitié naissante entre les deux hommes, le film oublie complètement de remettre en question le racisme intrinsèque de Tony Lip une fois exposé, et dont celui-ci semble guérir « miraculeusement ». D’autre part, il ne fait qu’effleurer la complexité du personnage de Don Shirley, cet homme noir, homosexuel, devenu prodige du jazz alors qu’il ne rêvait que de la musique classique. Tout semble se dérouler comme si « ça allait de soi », comme si la simple juxtaposition de leurs existences se mettait au service d’un discours angélique, allant parfois à rebours de l’histoire même des droits civiques (le discours de Don Shirley sur l’inutilité de la rébellion en témoigne).
Au cœur d’une année où les Oscars ont semblé naviguer à vue en ce qui concerne leur identité et le message qu’ils portent aux yeux d’une industrie toute entière, une histoire retiendra quand même l’attention : celle du retour de Spike Lee dans la course à la statuette avec son BlacKkKlansman. Hormis pour le docu 4 Little Girls en 1998, cela faisait presque trois décennies que le cinéaste était absent du grand raout annuel d’Hollywood. La dernière, c’était en 1990 pour l’immense (et infiniment supérieur) Do the Right Thing. Cette année-là, le film s’était incliné face au très classique Miss Daisy et son chauffeur de Bruce Beresford. Un autre film motorisé sur le racisme, créé exclusivement par des artistes blancs. Le cinéaste new-yorkais a gardé toute sa vie une rancoeur tenace envers le film, au point où on se demande s’il le ne le déteste pas encore plus qu’un 3 points de Reggie Miller au Madison Square Garden. On serait bien curieux de savoir quelle serait sa réaction si l’histoire venait à se répéter 29 ans plus tard.
Ah et au fait, il y a un nom que je n’ai pas du tout prononcé jusqu’ici : la femme de Tony Lip est jouée par Linda Cardellini. Oui, la seule et l’unique, celle dont on est tous tombés amoureux devant Freaks and Geeks (non c’est faux, arrêtez de jouer les snobs, c’est dans Scooby-Doo qu’on l’a tous découverte). Linda Cardellini est dans ce film et son rôle se réduit à une série de moues énamourées devant les lettres de son mari et d’encouragements téléphoniques. Employer une si brillante actrice pour lui donner un rôle aussi ridiculement riquiqui est le plus grand crime du film. Si vous avez toujours envie de lui donner l’Oscar, libre à vous, mais ce sera sans moi.
Green Book, de Peter Farrelly avec Viggo Mortensen, Mahershala Ali, Linda Cardellini…, en salles depuis le 23 janvier
même des droits civiques
il y a des https://papystreaming.fyi/biopic/ films, un homme de tempérament romantique se méfie secrètement de tout ce qui est intellectuel.