On connaissait déjà Marie Losier depuis la sortie de son premier long-métrage documentaire The Ballad of Genesis and Lady Jaye en 2011, sorte d’étude fantasque et frénétique d’un des couples les plus punk de l’histoire, et on ne la remerciera jamais assez d’avoir mis en lumière l’incroyable Genesis P-Orridge de cette façon. C’est donc tout naturellement qu’on la retrouve aujourd’hui avec le personnage de Cassandro qui, comme Genesis, incarne un idéal iconoclaste défiant les principes de prédétermination ou de genre pour se laisser aller à ses fantasmes.
Il fallait bien un personnage aussi exubérant
Entièrement tourné sur pellicule, Cassandro the Exotico! est un petit enchantement, sélectionné « à l’unanimité » par le jury de l’ACID. Il est d’abord important de préciser que sa réalisatrice, Marie Losier, est avant tout une artiste contemporaine dont les travaux filmiques ont été exposés en Europe et aux États-Unis. Son travail consiste surtout à effectuer des portraits d’artistes en prenant le contrepied des documentaires académiques qui pullulent un peu partout. Les films de Marie Losier, en se nourrissant toujours des sujets filmés, sont donc profondément créatifs et singuliers. Son approche non conventionnelle du documentaire la mène sur des terrains proches d’un certain cinéma d’avant-garde qui a connu son heure de gloire entre les années 1970 et 1980, s’inspirant des mouvements de la contre-culture pour s’essayer à des collages expérimentaux. Cassandro the Exotico! se sert de la liberté de fond et de forme que lui accorde le format documentaire pour faire de la poésie. Il fallait bien un personnage aussi exubérant et charismatique que Cassandro pour que l’ambition de Marie Losier porte ses fruits. Il fallait aussi une confiance mutuelle, une complicité entre filmeur et filmé pour que la magie opère. La cinéaste nous confie que son amitié avec Cassandro dure depuis six ans (en fait, depuis la sortie de son précédent long-métrage) et qu’elle l’a rencontré lors d’un match de lucha libre (catch mexicain), sport dont elle ne connaissait rien à l’époque.
Dans leurs combinaisons moulantes qui appellent un imaginaire brassant super héros kitsch comme SM, les catcheurs de lucha libre sont des sujets parfaits pour une artiste aussi passionnée par l’underground que Marie Losier. S’ajoutant à cela, la particularité de Cassandro est d’avoir imposé son homosexualité dans un milieu où la virilité prime. Après s’être fait accepter par la communauté, après avoir prouvé son grand talent de performeur pendant des années, vient un temps où la décroissance physique de Cassandro ne lui permet plus de monter sur le ring. Le bouleversement est total pour celui qui a sûrement davantage vécu à travers les yeux du personnage queer qu’il s’est créé, et le film de Marie Losier capte cette détresse avec sensibilité. Jouant sur différents régimes d’images, la cinéaste y insère même des échanges sur Skype – remplaçant les traditionnels entretiens face caméra – qui donnent au film un aspect étonnamment intime. Contrairement au retrait permanent qu’elle s’imposait face au couple dans The Ballad of Genesis and Lady Jaye, Marie Losier s’inscrit directement dans Cassandro the Exotico! en tant que personnage à part entière, que « femme à la caméra » qu’on entend rire ou tenter de rassurer son ami en peine. Cette proximité rend aussi le film plus humain au-delà de ses nombreux artifices, d’autant plus que la cinéaste tourne seule avec caméra et micro – fait d’ailleurs surprenant quand on voit la grande qualité plastique de son travail. Dans un tourbillon de collages et d’images accélérées, on assiste donc à un défilé de costumes affriolants et de parfum aspergé unique en son genre, puis on s’émerveille devant ces matchs scénarisés qui sont en réalité plus proches de la performance artistique que du sport véritable malgré les graves blessures qu’on y risque. Cassandro nous apparaît comme un artiste total ayant troqué sa vie pour celle de son personnage au point qu’il le devienne littéralement, qu’il s’y confonde. La cinéaste privilégie l’image plutôt que la parole, et c’est tant mieux, car c’est aussi ce que fait Cassandro : s’il a choisi la lucha libre, c’est parce qu’il n’y a « pas besoin de parler » : il faut passer à l’action, frapper, voler ou danser.
Un documentaire profondément cinématographique
On est donc ravis que l’ACID puisse montrer ce film atypique et sensible sur le destin d’un rêveur complexé devenu icône transgenre à la Divine. Cassandro the Exotico!, sans jamais se contenter de son seul sujet, est surtout un documentaire profondément cinématographique qui superpose plusieurs années d’archives intimes et explore sans cesse le mythe de son personnage. Entre autres tableaux fantaisistes et catch endiablé, ce que Marie Losier nous donne à voir est très précieux puisqu’il s’agit aussi de l’apprivoisement mutuel entre un cinéaste et son sujet.
Cassandro the Exotico!, de Marie Losier. Avec Cassandro the Exotico. 1h13. Sortie prévue le 5 décembre 2018.