Cinélatino : So much cocaïne !! (première partie)

En France, les saisies de cocaïne ne cessent d’atteindre des records. À titre d’exemple, nous sommes passés de 8 tonnes en 2016 à 17 tonnes en 2017 et avec la start-up nation, il n’y a aucune raison pour que les prises baissent. Que cela soit dans les fictions comme Engrenages ou dans des reportages d’investigations, les liens entre les trafiquants de drogues et la gestion de certaines villes par le personnel communal est aujourd’hui reconnu. Pour acheter la paix sociale, pour faire face à l’endettement des caisses, ou pour s’assurer une certaine stabilité électorale, certains responsables politiques, ou administrations se laissent corrompre par l’argent du commerce des narcotiques. Ce faisant, le visage du crime organisé change progressivement et l’on commence à noter dans certains coins un glissement vers des systèmes mafieux à l’italienne.

Engrenages Saison 6

Récemment, Libération a publié une enquête fouillée sur l’implantation grandissante du trafic de drogues dans les stations de sports d’hiver. On y apprenait que dans certaines régions c’est toute l’économie qui utilisait la formidable manne financière des activités liées aux stupéfiants comme béquille à la fragilité économique. Du vacancier dealer, à ses heures perdues, aux chefs d’équipes dans les hôtels, le chauffeur VTC, en passant par l’ouvrier, père de famille : tous participent plus ou moins directement a la contrebande. Les forces de l’ordre totalement dépassées, et sans moyens, se reposent, alors, sur les associations de prévention. Le manque de coordination des différentes institutions de police peut permettre aux cartels et au grand banditisme de profiter des faiblesses des uns et des autres tout en créant de la concurrence entre services. C’est ainsi que Libération a découvert que l’État français s’était rendu responsable d’avoir mis en place un trafic de cannabis entre la France et le Maroc. Le plus important trafiquant de cannabis en France était payé par l’appareil gouvernemental.

tous participent plus ou moins directement à la contrebande

Il y a quelques jours, Médiapart a consacré une soirée entière sur l’échec historique que constituait en France la répression contre les drogues. Pourtant les campagnes de prévention lorsqu’elles ont été menées ont démontré leur efficacité, c’est le cas, par exemple de l’héroïne. Tout est relatif : de récentes recherches ayant mis en évidence le cynisme du pouvoir. Décisions fut prise de s’attaquer à l’épidémie dans les années 80, 90 lorsque c’est devenu un problème dans les milieux bourgeois et de classe moyenne. Seules ces populations ont profité de ces politiques d’aide publique, laissant les quartiers populaires à l’abandon. C’est pourtant dans ces quartiers que l’héroïne a fait plus de ravage avec une explosion du VIH, d’hépatites et forcement d’overdoses. Comme aux USA la gestion de la consommation de drogues a été un moyen de maintenir une certaine idée de l’ordre public à une époque où l’on a imposé un chômage de masse.

Jan Kuciak et sa fiancée tuée a ses côtés

Nous ne pouvons aborder la problématique des cartels d’Amérique du Sud sans bien faire comprendre qu’il ne s’agit pas d’un problème spécifique à l’Amérique du Sud ou à la Chine, l’Italie et la Russie. L’argent du commerce de la drogue irrigue le système financier mondial comme l’a démontré Roberto Saviano. Ces derniers mois, la situation s’est aggravée dans l’Union européenne avec les exécutions de journalistes. Parce que la Maltaise Daphne Caruana Galizia ou le Slovaque Jan Kuciak enquêtaient tous deux sur les paradis fiscaux et l’exil fiscal, ils ont été supprimés par la pègre avec la bienveillance des États. Les liens qui se renforcent entre crime organisé et gouvernements démontrent que l’Union européenne est fragilisée par la toute-puissance des cartels de narcotrafiquants.

Daphne Caruana Galizia et tout ce qu’il reste de sa voiture après l’attentat. Le procédé rappelle l’exécution du juge Falcone par la mafia sicilienne en 1992.

C’est dans ce contexte qu’il faut analyser la présentation au Cinélatino de Toulouse de trois films consacrés à l’écosystème qui s’est développé en Amérique du Sud autour du commerce des stupéfiants. L’un, La Libertad del Diablo est mexicain, l’autre, Olancho est coproduit par le Honduras ainsi que les USA et le dernier, Prison Cocaïne est bolivien. Tous donnent un panoramique des conséquences de la guerre contre la drogue initiée par les USA dans les années 70 puis poursuivie par une bonne partie des états sur la planète.

La Libertad del Diablo d’Everardo González

Point central de l’économie criminelle, lieu de transaction, aussi bien matériel que financier, le Mexique est aussi structurellement la nation la plus contaminée par la puissance des cartels. Le taux de pénétration de l’économie criminelle dans l’économie légale et les liens fatals entre les institutions administratives, politiques, policières, militaires et les membres des cartels est si fort qu’il est difficile de considérer le Mexique comme un pays ou l’État est souverain. Loin d’aider à solidifier les institutions démocratiques, la guerre contre la drogue imposée par les USA a précipité le pays dans le chaos. Le titre même du long métrage donne une idée de l’ampleur du désastre : La liberté du diable.

C’est en effet ce qui ressort du film d’Everardo González. Il n’y a plus rien que la mort au Mexique, c’est elle qui dicte chaque geste, chaque mot prononcé et le destin de tous les Mexicains. Le parti pris du cinéaste peut paraître très classique, une suite d’entretiens, face caméra, inspirée par de trop nombreux documentaires états-uniens. C’est un clin d’œil évident, qu’il retourne intelligemment au profit de son œuvre. Ce procédé permet a l’image de s’imprégner d’une structure solide, le systématisme de la démarche donne au long métrage ce qui fait défaut au pays qu’il filme. Cela permet également au spectateur tout autant qu’aux témoins de se reposer sur un semblant de stabilité face à la violence de ce qui est raconté. Et ce qui est raconté est le quotidien de milliers de Mexicains qui constatent que leurs vies leur échappent, qu’ils sont les jouets d’une culture du crime utilisant les uns pour tuer, violer ou torturer les autres.

De la même façon le choix du plan fixe, plongé dans la pénombre au plus près des visages est une façon pour le cinéaste et sa chef opératrice de gagner la confiance des personnes filmées. Puis de se consacrer sur leurs témoignages plutôt que de chercher à tirer la couverture à soi en faisant le malin avec la caméra. Le spectateur, lui, reste attentif à la parole, ne peut décrocher ses yeux de ceux qui interviennent chacun leur tour devant la caméra. Si González a décidé de faire intervenir des Mexicains de tout âge, ce sont les enfants qui impressionnent le plus. Difficile de rester de marbre devant les pleurs d’une gamine d’à peine 10 ans qui racontent l’exécution de son père et le kidnapping de sa mère. Comment entendre cet adolescent qui explique sa formation de tueur et la sensation de pouvoir qui s’est emparé de lui lorsqu’il a accompli son premier meurtre ? Un autre Sicario, toujours en exercice — et du même âge — raconte comment son visage s’est transformé lorsqu’il a commencé à massacrer des enfants. Et puis il y a cet homme racontant les tortures et le viol qu’il a subis. Ce n’est pas un documentaire facile. Il est parfois étouffant, c’est pourquoi sans doute González nous gratifie de plans extérieurs, mais c’est un paysage brumeux, souvent privé de vie, tout droit sorti d’un roman de Cormac McCarthy qu’il nous propose.

Un autre dispositif permet à La Libertad del Diablo de s’imposer comme un incontournable du face caméra : la décision du cinéaste d’anonymiser toutes personnes filmées grâce à la confection de masques-cagoules couvrant tout signe distinctif du visage. Couleur chair, marquée par les coutures, ces cagoules sont en soi impressionnantes. Elles font écho au masque de Massacre à la Tronçonneuse (la tronçonneuse est un outil utilisé par les cartels pour torturer et tuer leurs victimes) tout autant qu’aux cagoules du groupe punk Pussy Riot (qui se bat contre le système mafieux russe). Couvrant la tête de tous les protagonistes, elle permet également de protéger autant les victimes des cartels que l’identité des tueurs. L’intelligence du réalisateur est de ne rien montrer d’autre que ces témoignages et d’aller au-delà de l’horreur ainsi que de la tentation de juger telle ou telle personne. Ce n’est pas par hasard que le cinéaste choisi de conclure son film par l’une des intervenantes qui décide de retirer sa cagoule : un visage de femme au regard caméra ferme et impassible.

Cinélatino : So much cocaïne !! seconde partie

 

 

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