Si l’on galvaude parfois excessivement le terme d’« événement » culturel, l’arrivée d’Annihilation dans les algorithmes de Netflix ce lundi représentait à tout le moins une incontestable curiosité. Partie intégrante du processus d’accélération de l’incursion de la plateforme de SVOD dans le Landernau hollywoodien, le second long-métrage d’Alex Garland fait suite au « coup » de la sortie surprise de The Cloverfield Paradox le soir du dernier Super Bowl. Si le troisième volet de la saga de SF chapeautée par J. J. Abrams avait très vite tourné au gros gros pétard mouillé, le successeur d’Ex Machina s’avançait quant à lui avec de meilleurs arguments. Adapté du best-seller de Jeff VanderMeer, premier volet de la Trilogie du Rempart Sud, Annihilation avait pour lui :
_ un réalisateur porté par le succès d’estime d’un premier long remarqué
_ un casting majoritairement féminin qui attire vers lui une sympathie naturelle
_ un mélange subtil entre acteurs dont le starpower n’est plus à démentir (Natalie Portman, Oscar Isaac), vétérans confirmés (Jennifer Jason Leigh, Benedict Wong) et jeunes pousses avec le vent en poupe (Tessa Thompson, Gina Rodriguez).
_ un excellent bouche-à-oreille, aussi bien de la critique que des premières projections publiques, le film étant sorti deux semaines plus tôt aux États-Unis.
Annihilation s’ouvre sur les retrouvailles du couple Portman (Lena) — Isaac (Kane), monsieur revenant miraculeusement d’une mission ultra-secrète alors qu’il était porté disparu et présumé décédé depuis de longs mois. Atteint d’une affection mystérieuse, il se retrouve en quarantaine dans une base secrète chargée d’investiguer sur une mystérieuse apparition, un « miroitement » probablement dû à une force extra-terrestre. Suite à la disparition énigmatique des précédents groupes militaires chargés d’explorer la zone « contaminée », un quintet de femmes scientifiques, mené par Lena, choisit de s’enfoncer à son tour derrière le voile mystérieux.
Une vergence dans la Force
Divergeant sur plusieurs aspects de son matériau d’origine, le film de Garland conserve cependant une structure empruntée à la littérature, faite d’allers et retours temporels entre flashbacks (sur la vie du couple) et flashforwards (on nous indique très vite que Portman sera la seule survivante à revenir de l’expédition). Clairement l’un des points faibles du film, cette narration non linéaire est suffisamment claire pour ne pas virer à l’embrouillamini, mais surcharge le film de séquences assez inutiles, toute l’intrigue conjugale n’ayant au fond pas grand intérêt dans toute cette histoire.
C’est lorsqu’il s’aventure au cœur même de son sujet qu’Annihilation s’impose assez vite comme un objet filmique qui mérite indéniablement le coup d’œil, en dépit d’une utilisation pas toujours optimale du budget effets spéciaux. D’Ex Machina, Alex Garland conserve certes une partie du casting, mais aussi un goût pour la construction des espaces identiques. Comme dans son premier effort, Annihilation est un film fait d’immensités (ici répétées à chaque « chapitre ») qui semblent se refermer comme un piège sur les personnages. Outre un goût toujours aussi marqué par l’hybridation et la transhumanité, le film cultive cette étrangeté de la suspension, qui contamine jusqu’à la perception même du réel. Annihilation, c’est Aronofsky lâché au beau milieu des étranges pastorales kitsch de Thomas Kinkade, le peintre préféré des salons de grands-mères du Midwest américain. L’imaginaire de Garland se déploie dans ce sens permanent de la duplicité du réel, baigné de cette lumière blafarde ostensiblement inauthentique et par les nappes ambiantes inquiétantes du duo Ben Salisbury/Geoff Barrow, le musicien de Portishead refaisant ici équipe avec son complice d’Ex Machina.
L’imaginaire visuel d’Annihilation fonctionne autant parce qu’il apparaît comme un envers caché du réel, comme ce monde parallèle qui vit en-deça du monde dans le Midnight Special de Jeff Nichols. Tout dans le film relève de ce sentiment dressé en fil conducteur : celui de la dépossession de la re-création, qui touche aussi bien les êtres que le vivant en général. Sans trop en révéler, c’est d’ailleurs cette incapacité structurelle de la cause du « miroitement » qui est à l’origine des meilleures scènes du film, dont ce ballet visuel qui clôture le dernier acte du film. Un phénoménal quart d’heure d’expérimentations visuelles sur l’identité, l’appropriation de son propre corps et plus encore, portée par une Natalie Portman qui retrouve ce qui l’avait fait exceller dans Black Swan : le cauchemar d’une femme qui voit devant ses yeux son corps lui échapper. Le tout comme dernier chapitre d’une plongée vers les abysses qui semble aussi inéluctables que le destin des personnages (tout est annoncé d’avance).
Du passé faisons table rase
Des idées, il y en a dans quasiment tous les plans d’Annihilation. D’aucuns trouveront que cela lui donne un aspect boursouflé. En soi, le film est à cette année ce que fut le Mother! de Darren Aronofsky à l’année dernière : le film tellement confiant dans sa propre ambition qu’il étire jusqu’à son point de rupture ses idées visuelles. Reste à savoir où chacun placera ledit point de rupture et où il se positionnera par rapport à lui. De Ridley Scott à Tarkovski en passant par le Denis Villeneuve de Premier Contact, Annihilation parlera à chacun différemment selon son bagage et ses obédiences SF, mais une chose est sûre, il parle, et il parle d’une seule voix claire et distincte.
Annihilation est-il le film qui permettra à Netflix de se débarrasser de l’image peu flatteuse qui entoure sa politique de distribution cinéma ? Seul le temps le dira. Le travail visuel d’Alex Garland méritait-il d’être découvert sur grand écran ? Sans doute. Mais plus que la somme de ses états de service, Annihilation est surtout une proposition généreuse, n’hésitant pas à aller à rebrousse-poil du fantastique rationnel et prémâché, portée par des acteurs, et surtout des actrices transcendant une narration inutilement complexe et des personnages un brin archétypaux (mention spéciale à Gina Rodriguez, excellente en secouriste médicale jurant comme un charretier à contre-emploi de ce qu’on a pu découvrir d’elle dans l’excellente Jane the Virgin). Paramount s’était débarrassée de The Cloverfield Paradox parce que c’était un trop mauvais film. Cette fois-ci, Paramount s’est débarrassée d’Annihilation parce qu’elle avait peur que le film soit trop malin pour son public en salles. Quitte à ce que ce soit pour le découvrir sur un écran plat de télévision, on préfère que Netflix récupère ce genre de projets.
Annihilation, un film d’Alex Garland avec Natalie Portman, Jennifer Jason Leigh, Gina Rodriguez, Tessa Thompson, Oscar Isaac, disponible en France sur Netflix.