Difficile de ne pas regarder Détroit, le dixième long métrage de Kathryn Bigelow, au présent, comme si les récents évènements de Charlottesville venaient hanter notre vision du film ou plus précisément comme si le passé, au fond assez récent, venait éclairer le présent : rien de nouveau sous le soleil de l’Amérique et si le passé refait surface, c’est bien parce qu’il n’est pas passé.
L’action se déroule en juillet 1967, dans la ville du Michigan, au moment des émeutes et insurrections qui embrasèrent alors les Etats-Unis, et Détroit en particulier, conséquences directes des siècles de racisme, de discrimination et d’humiliations imposés à la communauté noire. Inspiré d’une histoire réelle, le film raconte le calvaire vécu par plusieurs jeunes hommes, noirs, accompagnés de deux jeunes filles, blanches, pris pour cible, dans un motel, par des policiers ivres de leur pouvoir et emplis de haine, bras armés d’une Amérique blanche d’autant plus violente et amère que les droits civils commencent à pénétrer consciences et mentalités. La nuit de torture se soldera par l’assassinat de trois jeunes gens et par les stigmates impossibles à suturer pour tous les autres, la justice, composée par un jury exclusivement blanc, décidant même d’acquitter les trois officiers de police.
L’impression d’une réflexion à la fois historique et politique que le film creuserait fait fi des scories narratives qui à la fois neutralisent le propos et ses effets.
Nettement divisé en trois mouvements Détroit s’apparente à un exposé linéaire allant du général au particulier, des émeutes à la violence policière s’exerçant au motel Algiers, pour mieux tirer une leçon de morale consensuelle : l’Amérique est traversée par un racisme sourd, implacable et partagé, commun. Or, sur ce point, le film paraît à la fois en retard sur son temps (qui le conteste encore ?) et incapable de déployer une politisation véritable de l’injustice filmée.
La première partie ne semble guère intéresser Bigelow qui se contente de faire éprouver l’inexorable montée de la violence dans les rues de Détroit au travers des messages d’époque enregistrés par les institutions policières et militaires. La toile de fond permet seulement à ses personnages d’apparaître presque inconscients de l’ampleur de ce qui se passe. S’ensuit la seconde partie, huis clos étouffant entièrement construit comme un film d’horreur avec ses topoi habituels, de l’isolement des victimes avec des bourreaux implacables en passant par l’enfermement et l’éclatement d’une violence pulsionnelle, la séquence s’apparente progressivement à l’expérience de Milgram où inertie morale, faiblesse, conformisme et obéissance servile vont engendrer le massacre. La troisième partie, elle, opte pour le film de procès, genre classique, afin de dévoiler la caractère inique de la société américaine et l’irréparable rupture qui la compose, mortifiant les Noirs Américains auxquels ne restent que l’amertume et la foi pour espérer survivre.
le propos du film effleure à peine, les rouages économiques et politiques de l’exploitation dans lesquels s’originent et se perpétuent autant le racisme que les discriminations
Ce programme ne laisse pas de décevoir à la fois par son conformisme et son manque de subtilité. Certes, une certaine virtuosité se dégage du film : de la caméra portée à des formes de montage-cut, les scènes feignent de nous plonger au cœur de l’action, de nous les rendre présente, de nous les faire éprouver, d’en être les témoins à la fois impuissants et impliqués. Or, ce dispositif, censé nous rapprocher des personnages pour en cerner l’(in)humanité, est justement ce qui, par son immanence, interdit de dépasser un regard moral consensuel devant le triste constat d’une fatale barbarie inexpugnable, barbarie incarnée par des personnages de flic plein d’une haine que rien ne fait fléchir, qui ne s’interrogent jamais sur le bien fondé de leurs actes, personnages monotones que la seule caution du « cela s’est déroulé ainsi » ne sauve guère de la caricature.
Autrement dit, on voit mal quel est le propos du film qui, non sans complaisance, s’épuise dans cette opposition entre les blancs et les noirs réduite à sa pure dimension chromatique et ignore, ou effleure à peine, les rouages économiques et politiques de l’exploitation dans lesquels s’originent et se perpétuent autant le racisme que les discriminations.
Pourtant, quelques plans, quelques dialogues, quelques idées de mise en scène, quelques personnages viennent pointer sans jamais le pénétrer, les territoires qui auraient dû être investis par le film. Ainsi, lorsque Larry Reed (Algee Smith, excellent de retenue) refuse de poursuivre sa carrière de chanteur avec The Dramatics, il invoque que la musique des noirs de la Motown n’est dansée que par les blancs, manière de suggérer que c’est d’abord à cette exploitation économique qu’il faudrait s’attaquer pour modifier les mentalités. Une coupe de montage, le seul moment réellement politique du film, porte cette idée : un mince filet de sang d’une victime s’écoule et dans l’enchaînement des plans devient le jet d’eau d’une machine-usine où un ouvrier noir s’applique à sa tâche, du corps à l’usine, de la discrimination à l’exploitation, il y avait là le film politique que Détroit n’est pas.
Il faudra plus que l’épaisseur d’une coupure entre deux plans et un bandage éthique en guise de suture pour politiser au cinéma les luttes raciales américaines.