Nous étions nombreux à penser que le nouveau film d’Arnaud Desplechin, Les Fantômes d’Ismaël, ferait partie de la sélection de ce 70ème Festival de Cannes. Pourtant, il finit par avoir l’honneur d’être présenté en hors compétition, et surtout en ouverture du festival ; et voilà qui, une fois le film ingurgité, est d’une évidence totale. Parce que déjà, 70 ce n’est pas rien. Oui, à Cannes comme ailleurs, les nombres nous importent. Tenez, je suis persuadé que Park Chan Wook a intégré une certaine scène de Mademoiselle juste pour coller à l’image du 69e festival. Toujours est-il que les nombres bien ronds sont considérés comme plus symboliques par la société, donc plus importants. SOIXANTE-DIX, c’est donc CAPITAL. Il fallait alors marquer le coup, et par là j’entends, aller plus vers la famille – parce qu’on se le dise, Cannes est un lieu d’habitué.e.s – que vers le risque. Coucou Grace de Monaco !
Donc c’est Desplechin qui ouvre, et ce avec une ribambelle de visages qui sont tout autant de figures emblématiques du festival : Mathieu Amalric, László Szabó, Louis Garrel, Charlotte Gainsbourg et surtout Marion Cotillard, qui est peut-être l’actrice la plus présente à Cannes dans les années 2010. Vous vous dîtes déjà qu’on est en terrain connu ? Attendez de connaître le scénario, vous n’êtes pas au bout de vos non-surprises…
Ismael Vuillard est un auteur-réalisateur fragile qui à la veille du tournage d’un film sur son frère Ivan est perturbé par le retour de sa première femme, Carlota Bloom, disparue et pensée morte depuis vingt ans. Cela vous semble familier ? C’est normal, c’est Arnaud Desplechin, et c’est Cannes ! Et bien sûr, cela ne s’arrête pas là : comme à son habitude, le réalisateur foufou de la post-Nouvelle Vague est totalement incapable de réaliser un seul film à la fois. Du coup en fait, Les Fantômes d’Ismaël, c’est au moins cinq films en même temps. Surprise ! Nous avons donc :
- Ismaël qui perd la boule jusqu’à se cacher dans une vieille baraque avec des poules
- Sylvia qui tente de faire exister son tendre amour pour Ismaël malgré le retour de Carlota Bloom
- Le grand réalisateur Bloom (interprété par le grand réalisateur László Szabó) qui décide que si on l’empêche d’ouvrir du champagne dans un avion c’est parce qu’on le prend lui, résistant juif, pour un terroriste djihadiste
- Carlota Bloom qui veut se faire connaître de son père sans que son apparition ne lui cause un arrêt cardiaque
- Le film d’Ismaël sur Ivan, sorte de polar d’espionnage surjoué typique de Desplechin
Le tout mélangé n’importe comment et sans la moindre cohérence. C’est trop long, décousu, ça part dans tous les sens, c’est parfois sensuel parfois gênant, tantôt violent tantôt doux, par moments hilarants très souvent pathétique… Bref, ça déchire quoi. Enfin, probablement, puisqu’on n’est pas sûr d’avoir tout compris.
En fait, le côté foufou du matériau rend d’autant plus visibles la pluralité des ficelles qui permettent aux films de Desplechin de tenir la route ; si l’on compare par exemple à son précédent, Trois Souvenirs de Ma Jeunesse, l’effet est totalement différent. Dans ce dernier, les souvenirs étaient segmentés proprement, ce qui donnait bien des ruptures de ton mais avec de quoi respirer entre. Ici, il est impossible de reprendre son souffle puisque tout s’enchaîne sans la moindre considération pour la logique. Et c’est dommage, parce que si certains passages en ressortent grandis, d’autres sont totalement noyés dans la masse. Le film s’ouvre par exemple sur le film d’Ismaël, avec Louis Garrel qui interprète une version romancée de son frère aîné. On est dans le surjeu jusqu’à la moindre note de musique, tout n’est que paillettes et autres trucs qui brillent, tout va bien. Puis on enchaîne avec l’histoire d’amour entre Ismaël et Sylvia, qui est marquée par la douceur caractéristique de Desplechin. C’est cette douceur qu’il maîtrise le mieux par ailleurs, mais celle-ci vole en éclat quand arrive Carlota. Dès qu’Ismaël perd la boule, dès que Mathieu Amalric remplace les mots par des cris, c’est comme si les masques que l’on voulait faire tomber se renforçaient. Les fantômes du titre prennent alors un double sens : évidemment, ce sont les rémanences de Carlota et du frère qui n’en a jamais été un, mais ce sont aussi tous ces fragments de cinéma qui surgissent de part et d’autres de l’écran, qui viennent interrompre un récit qui sans eux ne saurait trouver sa ligne directrice.
Malgré cela, les habitué.e.s seront contents de retrouver les marottes du réalisateur : les femmes protectrices (d’ailleurs presque toutes ses collaboratrices dans l’équipe artistique sont des femmes), les hommes fragiles, l’humour léger et légérement absurde… Et surtout un rapport toujours tendre au cinéma à l’intersection entre auteurisme et genre. Toutes les séquences de cinéma d’espionnage sont aussi importantes que les scènes artsy péteuses de Marion Cotillard qui parle à travers des fondus enchaînés insensés, et cet amour pour le septième art se transmet dans le rapport d’Ismaël au grand réalisateur Bloom. Il est évident que le rôle était taillé sur mesure pour László Szabó, tant il a été un mentor pour le petit Arnaud à ses débuts.
Bref, tout ça pour dire que ce film ne ressemble à rien ; enfin si. Cela ressemble à du Desplechin. Parce que ce bon vieux bonhomme, en romançant (à nouveau) ses obsessions et sa propre vie, raconte aussi le festival. Pour être honnêtes, à la rédaction, nous attendions le film de Hazanavicius sur Jean-Luc Godard en film d’ouverture ; et c’était en parti parce que nous connaissions le potentiel métafilmique du matériau. C’était sur le papier une manière idéale d’ouvrir un festival qui pense beaucoup à regarder son héritage. Au final nous avions torts, mais uniquement sur le choix du film : puisque les fantômes d’Ismaël, ce sont bien les cinémas du Festival de Cannes.