Les Ogres : La (Sur)vie d’Adèle

On avait un peu oublié Léa Fehner depuis sa formidable révélation en 2009 (déjà sept ans…) avec Qu’un seul tienne et les autres suivront (Prix Louis-Delluc du meilleur premier film). Elle avait été un éclipsée par Rebecca Zlotowski (Belle épine, Grand Central) ou Céline Sciamma (Naissance des pieuvres, Tomboy, Bande des filles), toutes deux issues comme elle du département scénario de la Fémis. On l’avait oubliée, à tort sans doute, car Les Ogres, son deuxième film, sonne un véritable réveil dans le cinéma français, un vent de fraîcheur qui balaie tout et fait s’envoler les précautions chichiteuses de ses collègues. Maintenant, on ne risque plus d’oublier le nom de Léa Fehner.

Ce sursaut de vitalité s’applique tout d’abord au cinéma de Léa Fehner. Son premier film avait été remarqué pour la précision de son scénario, la qualité de son écriture, son don pour le romanesque et l’enchevêtrement dramatique des existences. On y remarquait en plus Reda Kateb, déjà excellent, bien avant son couronnement pour Hippocrate, et le couple Vincent Rottiers-Pauline Etienne, désarmants de naturel, en particulier dans une très jolie scène de rencontre dans un bus, ce qui démontrait un amour prometteur des acteurs. Néanmoins, le côté trop programmé de l’intrigue pouvait susciter des réserves, dans la mouvance d’un Iñárritu première manière, sous influence de Guillermo Arriaga. Trop écrit, trop scénarisé, Qu’un seul tienne et les autres suivront était brillant mais manquait de vie, de connexion véritable avec le réel, comme si tout relevait d’une belle construction théorique et géométrique.

Avec Les Ogres, Léa Fehner change de dimension. Fini (en apparence seulement) le scénario, vive la mise en scène ! Elle nous parle soudain de ce qui lui importe vraiment et ce faisant, se réconcilie avec son passé. Car le contenu de son film est à l’évidence très autobiographique : elle est la fille d’un directeur de théâtre itinérant et met en scène dans ce film, sa propre famille, son père, sa mère, sa sœur, etc. et ce qu’elle a elle-même vécu, en suivant les siens dans cette belle aventure quotidienne. Les Ogres constitue donc un hommage à ses parents, à leur force vitale qui les pousse de ville en ville à aller vers les gens pour leur proposer de la poésie et du divertissement. Puissance d’incarnation, pulsion de vie, appétit de sensations, Les Ogres n’en manque pas. Avec ce film, Léa Fehner renverse la table du cinéma français, trop propre, trop lisse, trop bourgeoise et cela fait énormément de bien.

Un certain manque d’imagination a poussé beaucoup de critiques à rapprocher superficiellement Les Ogres de l’univers d’Émir Kusturica. Or, en dépit de l’aspect folklorique commun aux gens du voyage, la ressemblance thématique n’est que superficielle : Kusturica ne s’est jamais intéressé au théâtre itinérant et la musique de ses films n’a jamais évoqué le tango comme ici, symbolique des rapports attraction-répulsion entre hommes et femmes. Sur le fond, il serait bien plus justifié d’évoquer Fellini ou Jodorowsky pour leur amour profond des gens du cirque. Sur la forme, le mouvement des films de Kusturica s’épuise souvent dans l’excès et la caricature mécaniques, là où Léa Fehner cherche à préserver la part précieuse d’humanité de ses personnages. Quant à elle, Lea Fehner se réfère à Festen de Thomas Vinterberg ou Milou en mai de Louis Malle pour bien rappeler que son sujet demeure les bonheurs et les déchirements d’une famille (réelle par les liens de sang ou virtuelle par le compagnonnage du théâtre). Cependant, Léa Fehner évoque bien davantage Pialat, Cassavetes ou Kechiche dans sa manière de sculpter des blocs de réel, de faire ressortir un détail pour en faire le prétexte d’une séquence « éternisante » et anthologique, cf. la séquence extraordinaire du repas ou celle du débat après la bêtise de M. Déloyal (extraordinaire Marc Barbé en dandy autodestructeur). Comme Cassavetes ou Kechiche, Lea Fehner procède par accumulation pour viser à la pure émotion. Comme eux, son cinéma est la résultante d’un processus de tournage épuisant et d’un travail de montage hallucinant qui ne l’est pas moins. En un seul film, Léa Fehner a effectué un saut qualitatif gigantesque, en passant d’ Iñárritu à Cassavetes, et en adoptant la manière qu’avait le grand John de traquer les visages (Faces) et les émotions (Love streams) : rires et pleurs mélangés, parfois dans le même mouvement, ce film est ainsi indéfinissable, très joyeux et en même temps un peu mélancolique. Il rayonne par sa force de vie qui reflète celle de ses personnages, à l’instar de l’enfant à naître qui représente le fil rouge de l’espoir.

Car le sujet des Ogres, au-delà de celui de la famille ou de la pulsion de vie, consiste à se poser la question du devenir-adulte. Comme le dit François Fehner, le père de la réalisatrice, fantastique dans son rôle de directeur d’une troupe chaotique, « si être adulte, ça consiste à traîner ses emmerdes, ce n’est vraiment pas intéressant !». D’où le choix de l’enfance pour tous les membres de la troupe, ce qui ne va pas sans accrocs avec le réel, quand le directeur de la troupe se fait quitter par sa femme ou quand un homme ne parvient pas à assumer sa paternité. Dans le film, la jeune femme incarnée par Adèle Haenel est enceinte : discret au départ, presque anecdotique au milieu de ce torrent de très fortes personnalités, ce personnage finit par s’imposer à la fin comme le centre névralgique de la troupe. Tous se réunissent autour d’elle, après le superbe mouvement tourbillonnant qui précède son malaise à la fin du film. On sera ainsi infiniment reconnaissant à Adèle Haenel de savoir, plus que toute autre actrice de sa génération, lire ses scénarios et déceler avec justesse la qualité de ses metteurs en scène et de ses rôles, au-delà même du texte écrit. En quelques scènes, elle parvient à faire exister cette jeune mère gouailleuse (cf. la scène très drôle chez le gynéco), avec une lueur permanente de rage ou d’humour dans l’œil, qui ne sait pas comment faire pour garder son homme. Emportée par le mouvement de sa famille vraie-fausse de théâtre, elle apprendra finalement que vivre, ce n’est pas seulement vivre, c’est survivre, ce n’est pas se contenter du minimum, c’est aller de l’avant, vivre au-dessus de ses moyens, pour ses aspirations et ses rêves, afin d’offrir un avenir meilleur à son enfant, pour avoir enfin le sentiment d’exister.

Les Ogres, Léa Fehner : avec Adèle Haenel, Marc Barbé, François Fehner, Marion Bouvarel  (16 mars 2016)

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