Être une femme cinéaste – comme dans tout secteur professionnel – n’est pas facile, être une femme cinéaste dans le cinéma de genre, c’est encore plus difficile. Être une femme cinéaste dans le cinéma sinistré qu’est le film de genre en France tient là du miracle. Pour ne rien arranger, Lucile Hadzihalilovic a été la compagne de route de Gaspar Noé, évoluant plus ou moins malgré elle à l’ombre du cinéaste franco-argentin. Si l’on ne peut pas nier un certain génie technique chez Gaspar Noé, sur le long terme son obsession de la provocation a fini par nous lasser. Lucille Hadzihalilovic, elle, a fini par nous manquer.
On l’avait découverte, en 1995, à travers La Bouche de Jean-Pierre un intriguant moyen métrage où elle exposait ses préoccupations au grand jour. Elle y déploie autant sa fascination pour la lumière qu’elle cherche à dompter en utilisant les décors pour la contenir ainsi qu’une réflexion sur la violence des adultes dirigée vers les enfants. La Bouche de Jean-Pierre peut se voir comme son manifeste. En cinquante-deux minutes, elle enferme progressivement sa jeune héroïne, subissant les agressions sexuelles de son oncle, dans un appartement-prison. Fortement influencée par le sadisme de son chef op’, Gaspar Noé himself, elle impose aux spectateurs de longues minutes oppressantes, allant jusqu’à filmer la couche de la gamine comme son parfait cercueil. Il lui faudra pourtant attendre l’an 2005, en dehors d’un spot de prévention contre le Sida commandé par Canal +, pour s’attaquer à un nouveau film : Innocence. Il s’agit pour l’artiste d’adapter librement « Mine-Haha ou l’éducation corporelle des jeunes filles » de Paul Bonette. Si la promotion joue la carte de la provocation en mettant en avant l’esthétisation à l’extrême de l’anatomie des gamines, le film en lui-même s’écarte de ce cliché publicitaire pour offrir une rêverie angoissante. Lucille Hadzihalilovic interroge bien plus le regard du spectateur face à ces fillettes en jupettes qui découvrent la violence du monde adulte, qu’elle ne cherche à multiplier les séquences dérangeantes. Bien que l’influence de Dario Argento y soit évidente, c’est bien du côté du mystère de Pique-Nique à Hanging Rock de Peter Weir qu’il faut chercher les véritables intentions de la cinéaste. Touche toujours aussi importante de son art, c’est cette fois à Benoit Debie, chef opérateur de Gaspar Noé (forcement) et de Springbreakers qu’elle confie la sculpture de la lumière. Avec Innocence, Hadzihalilovic confirme sa maitrise technique, mais surtout creuse autant ses obsessions claustrophobes qu’un écart net d’avec le cinéma de Noé. Succès critique poli, Innocence ne permet pas à la jeune fille de percer, faute d’un public fidèle.
Qu’elle ait pu signer un nouveau film tient donc du miracle. S’il était probable qu’Hadzihalilovic continue à inscrire son travail dans l’étrange on ne s’attendait pas, cependant, à ce qu’elle se confronte frontalement à l’horreur. Les récits d’épouvantes n’ont jamais réussi au cinéma français. Il y a une malédiction que subissent les réalisateurs français face à l’exercice de l’éclatement de la chair et face à la révulsion. Même lorsqu’ils se décident à partir dans une zone plus propice comme les USA, les cinéastes français de genre n’arrivent pas à convaincre. Seul, au final, Alexandre Aja brille sur son trône de la french touch du cinéma d’épouvante. Cependant, il faut noter que les incursions, dans l’horreur, les plus intéressantes et pertinentes, sur notre territoire ont été proposé par des femmes, Marina de Van évidemment (Dark Touch, Dans ma peau) , Lucille Hadzihalilovic et d’une certaine manière Claire Denis (Trouble Everyday). Si De Van et Denis ont une relation organique au cinéma qui se reflète dans ces films par une effusion des fluides et de la chair, Hadzihalilovic, elle s’en éloigne pour privilégier l’atmosphère, fidèle à sa fascination pour la lumière. Étrangement pour un métrage visuellement baroque, c’est bien plus dans la littérature qu’il faudra chercher l’origine de l’horreur. On est ici, bien plus, dans une épouvante lovecraftienne que dans la révulsion graphique du film gore.
Il lui aura donc fallu dix ans pour qu’elle réussisse à tourner le récit d’Evolution, tout aussi mystérieux, sinon plus, que l’était celui d’Innocence. Une nouvelle fois, l’horreur est la violence que les adultes infligent à l’enfance. Mais il ne s’agit plus de pédophilie, elle s’éloigne également de la séquestration ou l’endoctrinement pour s’intéresser aux expérimentations médicales, au clonage et aux mutations génétiques. Si Evolution séduit plus que ses précédentes œuvres, c’est que la cinéaste continue de faire évoluer ses réflexions, renouvelle la représentation de ses obsessions. La maison-prison n’est plus ici le décor principal. L’ile sur laquelle se trouvent ces étranges garçons, élevés exclusivement par des femmes infirmières, peut faire écho aux murs glauque de la Bouche de Jean-Pierre ou au manoir d’Innocence. Cependant, Lucille Hadzihalilovic se montre bien plus fascinée par la mer où se situent les plus belles séquences du film. C’est au fond de celle-ci qu’un des enfants trouve refuge, lors des rares moments où il n’est pas pris en charge. Construit à la manière d’un conte, Evolution use d’analogies similaires à la naïveté assumée. Si l’on peut trouver, balourde l’utilisation de l’eau comme refuge placentaire, la mer conforte le sentiment de l’influence de HP Lovecraft sur l’œuvre de la réalisatrice. On retrouve dans les deux cas cette attirance répulsion pour cette étendue gigantesque de liquide qui recrache régulièrement des créatures innommables, qu’elles soient l’émanation de Chtulu ou la mutation de la chair humaine et du poulpe. La mer représente aussi un nouveau défi pour la cinéaste. Cette fois, c’est à travers le travail sur la lumière qu’a réussi à construire Manuel Dacosse, chef opérateur du duo Cattet et Forzani (Amer, L’Étrange Couleur des Larmes de ton corps) que la cinéaste se distingue. Une fois encore la réalisatrice impressionne par son exigence technique et sa volonté d’expérimenter et d’offrir de véritables tableaux mouvants.
Ce qui ressort alors de l’ensemble est l’intérêt à peine caché de Lucille Hadzihalilovic pour le versant intimiste du cinéma de Guillermo del Toro. Difficile pour elle d’éviter la comparaison. Del Toro est avec des films comme Cronos, l’Échine du Diable ou Le Labyrinthe de Pan, le grand créateur de l’horreur enfantine. Elle trouve, c’est évident, dans les longs métrages du réalisateur mexicain les mêmes obsessions graphiques et le désir d’expérimenter. Lucile Hadzihalilovic ne cherche pas à se faire apprécier en travaillant dans un genre qui n’a ni les faveurs du public ni l’intérêt des critiques ayant assez de stature pour sauver un film aussi fragile. Malheureusement dans cet entêtement à faire des œuvres qu’elle aime sans aucune concession, elle se retrouve à rester une éternelle jeune cinéaste. Comme toute débutant(e), elle ressasse ses influences sans pouvoir vraiment s’en détacher, et semble n’écouter qu’elle une fois le montage terminé. Si l’on a envie de défendre Evolution, on ne peut pas non plus cacher qu’il souffre d’un problème de scénario que la cinéaste n’a pas réussi à sauver en postproduction. Le résultat est une impression d’un très beau film avec un arrière goût d’inachevé.
Evolution, Lucile Hadzihalilovic, avec Max Brebant, Roxan Duran, Julie-Marie Parmentier
Au cinéma le 16 mars 2016
EVOLUTION, bande-annonce officielle, sortie le 16 mars 2016 from POTEMKINE FILMS on Vimeo.