« Aussi longtemps que j’me souvienne, j’ai toujours rêvé d’être un gangster ». Cette réplique culte des Affranchis, qui claque comme un alexandrin du gangsta cool, pourrait sortir tout droit de la bouche des jumeaux Kray, ces deux malfrats légendaires ayant officié en pleine période du Swinging London. Plein de promesses, le film Legend raconte leur ascension au sein de la société anglaise de l’époque… puis leur chute inévitable. Hélas, au lieu de nous servir une réalisation à la hauteur du mythe, Brian Helgeland se perd dans les méandres d’une intrigue beaucoup trop longue, abandonnant sciemment le spectateur à son triste sort.
Pourtant, Dieu sait (Lui et les Anglais) que les frères Kray ne méritaient pas un tel traitement. Sorte de Castor et Pollux New Age, les jumeaux Kray partagent le même goût pour la violence mais sont aussi inséparables que différents. Jugez plutôt : Reggie est un gangster ambitieux, businessman et beau gosse looké à la Belmondo. Il décide d’épouser la sœur de l’un de ses sbires et par amour pour elle, tentera vainement de « se ranger ». Ronnie quant à lui est plutôt du genre boulet-psychotique-à-l’œil-qui-frise, à peine sorti de prison, imprévisible… et homosexuel. Il enchaîne les amants et les délires violents, n’ayant confiance qu’en son frère. Le cœur du film est bien l’incroyable relation qui unit Reggie à Ronnie. C’est lorsque Brian Helgeland se concentre sur cet antagonisme complémentaire qu’il se révèle d’ailleurs le plus efficace, donnant droit à des scènes de baston particulièrement jouissives (contre un gang rival armé jusqu’aux dents ou même entre bros, chacun devant prendre soin de ne pas toucher l’autre au visage ou dans les parties intimes). On atteint presque l’état de grâce lorsqu’en pleine négociation mafieuse, Ronnie dévoile de butte en blanc ses pratiques sexuelles « I’m a giver, not a receiver… I am not a faggot !! », sous le regard absolument médusé du parrain américain.
A y regarder de plus près, les frères Kray sont un peu comme les deux faces d’une même pièce : ils ne forment qu’une entité, une seule « Légende » à eux deux. Là où l’on aurait pu craindre le pire, Brian Helgeland dépeint assez bien cette gémellité exclusive. Dès lors qu’une troisième personne (Frances Shea, la femme de Reggie), pénètre dans leur relation, le sacro-saint équilibre se brise. Bientôt, Reggie ne pourra plus supporter les débordements de Ronnie ; et pourtant, se débarrasser de son boulet de frère serait comme d’en finir avec lui-même. Il y a de la tragédie grecque dans cette drôle de fratrie, du romanesque. Ronnie et Reggie, c’est Je t’aime, moi non plus. Si tu sautes, je saute. A la vie, à la mort… ou aux trous.
Malheureusement, Brian Helgeland commet l’irréparable, en choisissant de raconter la vie des frérots à travers la love story interminable de Reggie et sa fiancée. Pire encore, il fait de cette femme la sempiternelle voix off de son biopic, accentuant au centuple l’académisme de son œuvre. Aussi molle qu’un After Eight qui aurait fondu au soleil, Emily Browning incarne cette Cassandre, cette oie blanche geignarde qui n’en peut plus du métier de son boyfriend sexy, mais qui ne va pas bouder non plus quand ce dernier lui offre une décapotable (faut pas pousser Mummy dans les orties non plus, hein). Du coup, on passe complètement à côté du sujet. Pourquoi les frères Kray ont été si légendaires dans toute l’Angleterre ? On ne le saura jamais. À cause de cette intrigue amoureuse, le film manque de souffle et le spectateur reste sur sa faim, avec la nette impression de s’être fait floué (normal, vous me direz, pour des gangsters).
Dès lors, tout ce qui fait l’intérêt d’un bon film de mafia passe à la trappe : le gang rival apparaît cinq minutes dans le film, le flic est un pantin relégué au rang de figurant. L’incroyable implication de l’élite anglaise dans les parties fines de Ronnie est tout juste survolée (pourtant en 2 h 10, faut le faire !), sans que le spectateur n’ait le temps de mesurer l’ampleur du scandale.
Franchement, on s’ennuie ferme. Souvent d’ailleurs. Du coup, pour passer le temps, on se surprend à relever toutes les ressemblances de Legend avec les films de Scorsese (big up au plan séquence du bar, où Reggie est tiraillé entre Frances et Jack-the-Hat-McVitie, soit les deux personnes qui le précipiteront dans sa chute). On peut aussi jouer à Combien de guests cachés reconnaitras-tu dans ce film ?, avec Christopher Eccleston en flic benêt, Paul Bettany en chef de gang sans intérêt, Chazz Palminteri en mafieux yankee, Paul Anderson en bras droit de Reggie, tout juste échappé de la série Peaky Blinders. Et cherry on the cake, la chanteuse Duffy, affublée d’une perruque noire improbable à la Christine Boutin, qui parvient malgré tout à rendre l’affaire jazzy (mention spéciale à la BO impeccable).
Notre verdict : Fort d’une superbe reconstitution, Legend n’en demeure pas moins… Wait for it… un terrible gâchis ! Le look est stylé, mais le fond est franchement creux, à l’image des chapeaux de la Reine Mère. So, where is Brian ? Sûrement perdu dans les couloirs de la Cinémathèque, à admirer une légende, une vraie.
Legend, de Brian Helgeland. Avec Tom Hardy, Christopher Eccleston, Paul Bettany, Chazz Palminteri.