C’est peu dire que notre première confrontation avec le cinéma de Joshua Oppenheimer s’était soldée par un échec. Son refus de contextualiser les raisons du génocide au centre de son documentaire
The Act Of Killing et sa volonté de rentrer dans le jeu des tueurs nous avaient mis particulièrement en colère. Nous avions tout de même reconnu qu’à de rares moments le cinéaste réussissait à restituer l’essence même du système criminel qui perdure encore aujourd’hui en Indonésie. Mais l’essentiel était tu : si le génocide a été décidé par la junte en s’appuyant sur le crime organisé de la région, c’est bien sous la pression de la banque centrale et du FMI. On était au début de la prise de pouvoir des institutions économiques internationales par
les Chicago Boys. Les mêmes qui soutiendront quelques années après le général Pinochet. Pour en arriver « au monde libre » que nous connaissons aujourd’hui, il en a fallu des génocides, des massacres de masse et de milliers de disparition, de viols et de tortures. Le néolibéralisme, dernière mutation historique du capitalisme ne s’est pas imposé de lui même aux démocraties, il fallut ailleurs expérimenter et massacrer pour que l’on comprenne bien : There is no alternative.
Ce qui marque dès le début de The Look Of Silence, c’est justement la volonté du cinéaste de souligner l’implication de multinationales américaines dans le soutien au processus d’extermination du « communisme ». Sous ce terme générique, il ne s’agissait pas de seulement de se débarrasser de maoïstes, ou de militants du Parti. Non, il s’agissait d’éliminer et de façon la plus violente, la plus douloureuse et épouvantable possible, tout ce qui ressemblait à un intellectuel, surtout si celui-ci émettait des doutes sur la direction économique imposée par le régime. L’idée était d’imposer une telle terreur que cela pousserait plusieurs générations au silence le plus total. On sait que la junte a réussi son programme jusqu’à aujourd’hui. Voilà ce dont certaines entreprises étrangères se sont rendues complices et c’est tout à l’honneur du cinéaste d’orienter enfin sa caméra dessus. Il y a quelques jours, le documentariste se fendit même d’une tribune dans le New York Times pour qu’enfin les criminels indonésiens et le gouvernement américain soient mis devant leur responsabilité face à ces crimes contre l’humanité. Ce qui fait l’intérêt de The Look Of Silence c’est que l’on comprend mieux les objectifs, finalement tout à fait louables, du cinéaste.
Pensé par Joshua Oppenheimer comme le second volet d’un diptyque, The Look Of Silence permet surtout de réévaluer le premier opus qui est évidemment — malgré ses indubitables défauts — indissociable du projet du cinéaste. C’est en effet tout un cheminement intellectuel, parfois passionnant, qu’emprunte le cinéaste entre The Act Of Killing et son nouveau film. La naïveté du cinéaste face à la noirceur de l’âme humaine laisse place aujourd’hui à la transformation de son regard. À travers ses choix de montage, les axes qu’il choisit, il oppose au tueur une autre facette profondément humaine, la bonté et utilise l’art cinématographique comme preuve de l’ambivalence de l’être humain qui doit vivre avec ses ambiguïtés et ses paradoxes. Joshua Oppenheimer, épaulé par Adi, son guide, va opposer le regard du cinéma, d’une douceur incroyable, à l’horreur des faits racontés. Une des scènes les plus marquantes du film confronte Adi, ami du cinéaste et principal protagoniste du documentaire, à l’un des assassins de son frère, Ramli, figure des martyrs du génocide. Si cette scène est importante, c’est que l’ex-tortionnaire est accompagné de sa fille. Cette dernière comprend progressivement que son père était loin d’être le héros qu’elle idéalisait, bien au contraire. Il n’était qu’un exécutant sans éclat qui a trucidé un innocent après l’avoir torturé. Pour lui Ramli était une autre bête à abattre. Pour autant, Adi va faire en sorte de soutenir la fille de l’assassin de son frère : oui, par le passé, cet homme a commis des crimes, mais cela n’empêche qu’il a été le père aimant qu’elle a toujours connu. Scène incroyable et pourtant preuve véritable que l’homme n’est pas profondément mauvais : Adi prendra ensuite le vieil homme dans ses bras. Il tentera de convaincre sa mère de faire de même avec un autre assassin. Dans ces moments là, The Look Of Silence donne à voir l’humanité dans sa complexité. C’est ce qui frappe tout du long du film : l’absence de colère chez celui qui a perdu son frère et vu son père sombrer dans la démence. Là où l’on aurait pu croire à un esprit de vengeance, Adi et Joshua Oppenheimer cherchent avant tout à comprendre et surtout à briser un silence de cinquante ans.
Film d’esthète, The Look Of Silence est l’œuvre d’un cinéaste qui ne se contente pas de filmer, il trouve aussi des idées de cinéma. La plus belle d’entre elles est d’avoir utilisé la spécialité de son ami (il est opticien) pour approcher les tueurs. Tout au long du documentaire, Adi va s’attacher à régler la vision des acteurs du génocide, chercher à les aider à retrouver la vue. L’air de rien, en posant des questions au départ anodines, notre guide va obliger les criminels à vivre en ayant conscience des monstruosités commises. Il y arrive parfois, comme lorsqu’il fait parler l’un des chefs des commandos de la mort, aujourd’hui âgé de plus de 90 ans. Lorsque ce dernier comprend où le mène son opticien, le piège qu’on lui a tendu, il se fait si menaçant qu’on n’a aucun mal à l’imaginer, plus jeune, éviscérer des étudiants. Plus tard il aura moins de succès avec un autre acteur des massacres, devenu depuis député, élu par les descendants de ses victimes. Dans un premier temps il refuse d’entrer dans le jeu d’Adi, il se cache derrière l’alibi des élections. Pour lui un criminel ne serait pas soutenu par la population. Mais face aux questions insistantes de son interlocuteur, l’homme finit par le menacer de mort. Dans ces conditions, on peut comprendre pourquoi il est au pouvoir et le sens qu’il donne a la force de la démocratie. En soulignant cette idée visuellement percutante, le cinéaste n’évoque pas seulement de l’utilité de l’art cinématographique dans le devoir de mémoire, il se met à distance et évite les écueils de son précédent film. La beauté de The Look Of Silence réside dans ce qu’il dit de l’être humain. Un animal fragile, régi par la peur qui le pousse à se fuir dans le silence ou la violence, mais dont la force est de parfois trouver des solutions pour aller au de la de la peur, en usant des outils qu’il a, avec le temps réussi à créer, dont l’art est sans doute l’une des poétiques. En cela The Look of Silence offre un contre point à l’idéologie capitaliste qui a usé en Indonésie des mêmes armes pour s’imposer que d’autres idéologies lors de périodes sombres de l’histoire de l’humanité. Le succès mondial des œuvres de Joshua Oppenheimer a jeté une lumière crue sur ce qui se déroule, et a permis au moins aux médias indonésiens de briser le silence, il s’agit maintenant de briser le silence dans le reste du monde. Il est temps de trouver une alternative.
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Après un parcours scolaire chaotique et pas mal de soirées vidéo bis, je me réfugie à l’université pour y faire grève et bouffer du film. Je m’y passionne pour la critique et l’écriture de scénario. Depuis, je m’efforce de trouver du boulot là où il est question de ciné. Après La Cinémathèque Française et UniversCiné et des collaborations aux Fiches du Cinéma et Culturopoing, je pris goût à l’ivresse du pouvoir, en 2012, en co-fondant Cinématraque. J’ai collaboré également à La 7e Obsession.