Les Trois soeurs du Yunnan : de l’autre côté du miroir

À trois reprises, à quelques mois d’intervalle, Wang Bing et ses opérateurs ont suivi le quotidien de trois fillettes (Ying, 10 ans, Zhen, 6 ans, et Fen, 4 ans) livrées à elles-mêmes – ainsi qu’à un dénuement extrême – dans les hauteurs du Yunnan. En résulte Three Sisters, documentaire miraculeux qui confirme, si besoin en était, l’importance de son auteur.

Depuis son grand oeuvre inaugural, À l’ouest des rails (2003), un malentendu pourrait peser sur le cinéma de Wang Bing. En l’espèce, il s’agirait de croire que ce cinéma-là est épris de radicalité, préoccupé de visées performatives ; qu’il fait de sa durée régulièrement hors-norme un matériau plastique, une expérience, pour ne pas dire une épreuve, à l’adresse de son public. Or, les neuf heures d’À l’ouest des rails, ou la poignée de plans-séquences, au cadrage invariable, composant Fengming, Chronique d’une femme chinoise, ne témoignent en vérité que d’une recherche du dispositif approprié, des justes durée et distance pour appréhender le réel, se fondre dans son flux. La durée requise par les films de Wang Bing – ici, 2h33 au compteur – n’est donc pas le fait d’un formaliste, le temps de l’épuisement, mais bien celui nécessaire pour rendre pleinement compte d’un lieu, du rythme des vies qui s’y déroulent.

D’où la position nécessairement paradoxale de l’opérateur (qu’il s’agisse de Wang Bing ou de l’un de ses collaborateurs), en retrait (aucun commentaire ne vient s’ajouter au son des prises) mais ne cherchant jamais à dissimuler sa présence : les regards caméra sont fréquents, et l’auteur ne retranche pas, en post-production, le bruit de son propre souffle lorsque, développant les premiers symptômes du mal des montagnes, il peine à suivre les fillettes. Distance idéale, donc, permettant le dévoilement d’une Chine reléguée dans les tréfonds du passé (Fengming, Le Fossé), les hauteurs d’une province reculée (Les Trois soeurs…) ou les confins d’une industrie déclinante (À l’ouest des rails), angles morts et presque non-lieux, tant leur représentation s’avère marginale, d’un pays ayant fait de l’occultation de sa propre histoire une entreprise concertée et systématique. C’est ainsi en concitoyen, presque en cousin de la ville, que Wang Bing visite les trois soeurs.

Partant du postulat que le réel se suffit à lui-même, ne reste plus qu’à le laisser produire sa propre plastique (le crépitement des flammes sur le visage crasseux des fillettes ; la brume imprégnant le village et défaisant les contours des montagnes alentours ; ce mouton véhément qui, en queue de troupeau, effraie chien et coq), infuser sa propre étrangeté. Reste à capter encore, dans ce paysage boueux, les signes d’un monde lointain et coloré, celui de la Chine urbaine et ultra-moderne vantée par le régime : l’écran d’un téléphone portable, carré luminescent trouant le clair-obscur d’un intérieur ; une télévision braillant ses programmes, et autour de laquelle se réunissent les villageois ; ces baskets fluo rapportées de la ville, et que l’on pressent bientôt recouvertes de terre, rendues à l’homogénéité marron-gris de l’endroit. Moins un art de la fabrication in situ que de l’ordonnancement a posteriori : quelles images garder, parmi les quelque 200 heures de rushes accumulées ? Autant dire que ce cinéma-là a aussi peu à voir avec les propagandes de régime qu’avec l’immense majorité des films, documentaires compris, trouvant le chemin des salles, et où règnent, parfois sans partage, les velléités discursives et esthétiques de leurs auteurs : c’est le réel, et lui seul, qu’il s’agit de faire surgir. Pour s’en remettre à un seul motif, c’est la pomme de terre passant, dans Le Cheval de Turin de Béla Tarr – autre façonneur de films-mondes –, de cuite à crue, accompagnant la raréfaction du vivant, la tombée d’une nuit éternelle et le figement de l’image, quand elle n’est, chez Wang Bing, qu’une… pomme de terre.

D’où le refus de toute théorisation et les réponses parfois fuyantes, sur le terrain de la forme, qui distinguent le cinéaste en entretien. A-t-il jamais eu d’autre ambition que celle d’aller en homme parmi les hommes, de travailler à filmer comme Ying, Zhen et Fen travaillent à nourrir les cochons ou ramasser des pommes de pin ; de rendre à ses sujets, plus qu’hommage – on sait l’auteur trop peu porté sur le pathos pour cela – ou justice – on le devine également conscient des limites du médium –, visibilité ? Chez Wang Bing – là est le miracle, en cela parfait antagoniste du merveilleux Cheval de Turin –, en l’absence de toute téléologie plaquée, pas moyen de savoir si le monde finit, persiste ou recommence.

Les Trois soeurs du Yunnan, Wang Bing, France / Hong-Kong, 2h33.

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