Ewa (Marion Cotillard) et sa sœur Magda arrivent de Pologne, avides de conquérir cette Amérique dont les rues seraient pavées d’or. La scène inaugurale de The Immigrant met immédiatement leurs desseins à mal ; suspectée d’avoir contracté la tuberculose, Magda est conduite en quarantaine. Quant à Ewa, elle est précédée par la réputation qu’on lui a faite sur le navire qui les menait à New York. Considérée comme une femme de petite vertu, son oncle et sa tante d’ores et déjà installés aux Etats-Unis refusent de lui venir en aide. Afin de survivre et de sauver sa sœur, Ewa est alors réduite à accepter la proposition de Bruno, un proxénète rencontré à Ellis Island.
James Gray n’avait jusqu’à présent jamais retracé la genèse de ses héros, new-yorkais d’origine russe, ukrainienne ou polonaise, représentants de la deuxième ou troisième génération d’immigrés et profondément attachés (par les rites et la langue notamment) à un pays qu’ils n’avaient pourtant jamais connu. Le fantasme de leur patrie d’origine reconstituée dans des coins reculés du Queens et les aventures de leurs ancêtres constituaient la mythologie de ces êtres dont on suivait le quotidien, de Little Odessa à Two Lovers en passant par The Yards et La Nuit nous appartient. Dans The Immigrant, James Gray semble proposer une généalogie à ses tristes personnages et le visage d’Ewa, lisse et impassible, s’offre alors comme la page blanche sur laquelle ses descendants pourraient écrire sa légende et la leur. Le film est en effet continuellement traversé par la question du mythe et de sa construction, qu’il soit individuel ou collectif, où l’Amérique est présentée comme la promesse d’une vie meilleure, terreau fertile où les rêves deviennent réalité. Chaque existence individuelle se mue en destin, tendu vers la naissance d’une nation créant sa propre légende et attirant toujours plus d’hommes et de femmes, aveuglés par les lumières de la ville.
Magicien de la désillusion, James Gray dépeint l’écart entre le fantasme alimenté à part soi et l’intolérable réalité à laquelle son héroïne se confronte, et révèle ainsi l’abolition des frontières entre imaginaire et réel, scène et rue, monde extérieur et monde intérieur. Le cinéaste décrit la confusion entre ces deux espaces lorsque, chassé du cabaret où il officiait, Bruno (Joaquin Phoenix) élit domicile sous un pont et continue inlassablement de proposer les services de ses « filles » aux badauds. La scène dit le rapprochement, au point qu’ils ne se distinguent plus, entre le spectacle et la réalité : plus d’estrade, plus de lumières, restent les fards, les fanfreluches et un public clairsemé. Ewa ne semble jamais aussi nue que dans ces plans, elle dont la pâleur du visage est révélée absolument par l’éblouissante clarté du jour ; la pénombre du cabaret et avec elle la menace de Bruno s’estompent, laissant place à l’effrayante liberté dont elle avait pourtant rêvé. Le trouble qui règne là met en lumière la naissance d’une société du spectacle hors les murs, infusant le monde réel, et apparue comme pour faire oublier la réalité tragique de ces hommes et ces femmes fraîchement débarqués et déjà désabusés. L’illusion se fait motif central dans The Immigrant, sans cesse doublé et relayé par ses personnages, à l’image d’Orlando, magicien à Ellis Island, sommé de camoufler la dure vérité derrière des tours époustouflants, consolation perverse offerte à une assemblée de spectateurs dans l’attente d’être fixés sur leur sort. Au spectacle s’ajoutent les hallucinations d’Ewa, qui croit voir sa sœur dans le public réuni autour du prestidigitateur (motif que l’on trouvait déjà dans la scène finale de La Nuit nous appartient, où Joachin Phoenix croyait reconnaître Eva Mendes dans une foule).
Mais il semblerait qu’à force d’interroger la notion de facticité et de spectacle, James Gray demeure extérieur à l’imposante fresque, pour le moins empesée, qu’il s’acharne à peindre. Les personnages sont égarés dans des décors somptueux qu’ils n’arrivent pas à habiter, comme s’ils ne parvenaient pas à croire à cette illusion dont ils sont pourtant les acteurs principaux. On ne voit alors plus dans cette reconstitution qu’un travail trop appliqué.
James Gray révèle sa puissance quand il s’attache à sonder les cœurs et qu’il s’éloigne du décorum. C’est ainsi que la relation qu’entretiennent Bruno et Ewa offre les plus belles scènes du film, réinvestissant, dans un autre registre, l’opposition entre l’à part soi et la réalité objective évoquée plus haut. Bourreau épris se présentant comme le sauveur d’Ewa, Bruno vénère cette esclave qu’il se refuse à libérer, alimentant la détestation viscérale qu’elle lui voue. Dans l’intimité d’un confessionnal, Ewa avoue sa haine pour son maître, le plan coupé en deux révèle la jeune femme de face, dans la lumière, et Bruno de profil et dans la pénombre, à l’abri des regards et à l’écoute de la vérité nue, débarrassée du jeu social de la dissimulation. La scène est bouleversante non seulement parce que l’écart entre les sentiments de ces deux êtres s’annonce irréductible, mais aussi parce que ces aveux sincères et dénués de colère soulignent la fatalité de l’existence de Bruno. Le duel avec Orlando (Jeremy Renner), son cousin et rival, scellait d’ores et déjà le destin funeste d’un anti-héros dévasté et voué à la perte, que même la miséricorde et le pardon d’Ewa ne sauraient racheter.
The Immigrant, James Gray, avec Marion Cotillard, Joaquin Phoenix, Jeremy Renner, Etats-Unis, 1h57.
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