Hiroshima mon amour, le texte et la caméra

Le premier long métrage d’Alain Resnais ressort enfin dans une version restaurée. L’occasion exceptionnelle de voir le film sur grand écran, mais surtout d’approcher une œuvre qu’il faut dépouiller de l’aura mythique et critique qui a fini par l’ensevelir. Tel qu’il est, le film, dans sa beauté brute, surprend par sa modernité radicale. Un film contemporain des premières œuvres de la Nouvelle Vague, et qui s’en détache.

Une voix, d’un temps inconnu, nous appelle, résonne au loin. Elle rythme les images de la ville d’Hiroshima, ses ruelles, ses blessés à jamais, son musée dédié à la mémoire de la tragédie. Cette voix, une incantation, invoque une histoire vécue, vue, ressentie, pour maintenir ce qui ne peut être oublié. Cette voix, si particulière, d’Emmanuelle Riva, faite pour habiter ces images surgies des profondeurs du temps, du temps vécu, du temps présent, de ce qui reste à vivre. Inséparables sont ces images de cette voix unique qui déroule une à une ces étoffes cachées de l’histoire. La grande comme la petite. La grande dans la petite.

La saisissante séquence d’ouverture nous présente la ville d’Hiroshima tâchant de vivre après ses meurtrissures. Des images qui montrent ce que fut l’horreur à travers une population qui tente de renaître, de se relever. Une séquence comme une explosion dans la nuit. Puis notre histoire « principale » prend place, comme un fragment né de cette explosion et donc inséparable. Un couple d’amants, sur leur lit de noces adultérin. Deux êtres comme des rescapés de la tragédie. L’amour après Hiroshima, à quoi ressemble-t-il ?

La voix d’ouverture en off, la voix de cette femme, est celle qui va faire se déployer plusieurs temps, comme si la catastrophe d’Hiroshima avait tout bousculé. Tout d’abord le temps du présent, celui de la passion. Une simple aventure d’adultère dans la ville d’Hiroshima. Elle, venue de France pour tourner un film sur la paix, lui, vivant à Hiroshima, architecte, tout ce qu’il y a de plus normal. L’adultère se découvre amour. Puis, au gré des paroles échangées par ces deux voix, ces deux corps, le temps présent déroule un autre temps, oublié, celui de l’année 1943 à Nevers. L’histoire d’une première passion amoureuse avec un soldat allemand. Une histoire qui, à mesure qu’elle resurgit, dévoile peu à peu toute sa violence, toute sa tragédie, car elle avait le malheur d’exister pendant cette guerre-là. Amour passionnel, amour inconsolable, mais pourtant amour oublié. Les plis de l’histoire sont redoutables. Mais notre chère voix continue d’explorer l’espace du temps, son labyrinthe insoupçonné. Lorsque ce passé resurgit de l’oubli, son couloir temporel à lui entre en collusion avec le temps présent. La femme ne constate pas seulement l’horreur d’un tel oubli, elle réalise que cette passion renaît dans le présent à travers l’homme en face d’elle. La même histoire, identique, comme à Nevers. Comment est-ce possible ? Nevers se superpose à Hiroshima. La grande histoire dans la petite, indissolubles. 1958 tressé avec les fils de 1943. Le temps après Hiroshima, à quoi ressemble-t-il ?

Dans ces dédales entrelacés, et ces zones inconnues, la caméra s’aventure avec presque le plaisir de s’y perdre. La surprise est son moteur. La collusion de deux mondes fait la force de l’image. Nevers dans la brume hivernale et ses plans éloignés, ces panoramiques feutrés, pour saisir à la dérobée un amour clandestin et criminel. A l’inverse, les plans d’Hiroshima, aux longues focales, filment au plus près des corps, des regards, une matière brute et vivante, ce présent qu’il ne faut pas laisser fuir. La caméra avance dans la nuit, étire le temps comme elle avance en travellings. L’errance nocturne de la femme, peu à peu, fige la temporalité du film. La caméra scrute et interroge ces personnages en attente de l’impossible. Mais la réponse à cette interrogation, peut-être la caméra est-elle en train de la tisser elle-même, subrepticement, au gré de ses mouvements. Se crée autour du film une matière invisible, un espace-temps propre. Un espace-temps sculpté par la voix, des mots uniques d’un texte unique (le scénario est une « commande » à Marguerite Duras), et par un art du montage qui se permet les plus grandes libertés. Une audace, un pied de nez à la pesanteur chronologique, tel ce plan fameux du soldat allemand couché sur l’herbe, inséré le temps d’une demi-seconde, au milieu d’un plan sur l’homme du présent, l’homme d’Hiroshima, allongé sur le lit, bien avant que l’histoire de Nevers ne soit dévoilée. Un montage éclair qui en dit long lorsque l’on revoit le film, comme un couloir secret dévoilé et dans lequel on s’engouffre. C’est par ce chemin-là, peut-être, qu’on peut tenter de saisir le temps d’Hiroshima.

Un chemin qui épouse les contours d’un tracé imaginaire mais plus réel que ne le supposent ces histoires. Car à la fin, pour une raison mystérieuse, l’image qui nous hante est celle qui nous ramène à la séquence d’ouverture. Séquence pivot, là où s’origine le début de toutes choses, autour duquel tournent toutes les histoires, comme dans un système solaire.

 Hiroshima mon amour, Alain Resnais, avec Emmanuelle Riva, Eiji Okada, Bernard Fresson, Japon / France, 1h32 (1959).

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