Gregg Araki, de l’underground gay au queer universel

Gregg Araki est l’un des plus vigoureux représentants du New Queer Cinéma, courant indépendant émergeant aux Etats-Unis dès la deuxième moitié des années 80, et auquel on peut associer des cinéastes aussi différents que Todd Haynes et Gus Van Sant. Trio d’auteurs réunis par une volonté impérieuse de représenter, dès leurs premiers films, l’homosexualité dans son versant le plus intime, sans peur d’être jugé, de rester confidentiel ou d’être mal compris. De ce point de vue, le parcours d’Araki est assez exemplaire, puisque sans jamais faire de concessions à l’industrie, il est passé en 20 ans de films confidentiels réalisés en noir & blanc pour 5000 dollars, aux succès critique et public que furent Mysterious Skin ou Kaboom.

La question se pose alors de savoir de quelle manière a évolué le cinéma de cet auteur inlassablement passionné par l’impact de la sexualité, dans la vie intime comme dans la société. Tentons d’y répondre en étudiant la filmographie de Gregg Araki sur 4 étapes et 6 longs métrages.

The Living End (an irresponsible movie by Gregg Araki, 1991)

Troisième film d’Araki, The Living End adopte dès le début un ton rageur, ouvertement militant : le film est dédicacé aux victimes du SIDA et de la politique réactionnaire de l’administration Reagan sur le sujet. Le cinéaste souhaite montrer dans son film la conscience aiguë qu’ont les individus homosexuels de ne pas être acceptés dans une Amérique puritaine et hypocrite, largement influencée par la religion. « Being gay, or queer, as the lingo goes, does put you outside or underground. » (Gregg Araki, entretien avec Lawrence Chua, Bomb 41/Fall 1992) Le film s’ouvre sur la découverte de sa séropositivité par Jon, jeune critique cinéma déboussolé. Comment réagir, lorsqu’on a vingt ans, à une nouvelle aussi absurde ? « Death is weird ». Jon rencontre Luke, vagabond alcoolique et autodestructeur, séropositif lui aussi, et le film s’engage sur la voie d’un road-movie amoureux et désespéré à la Bonnie & Clyde. D’un point de vue narratif, The Living End est assez simple et reprend tous les codes du film d’amour dramatique, en les situant dans un univers homo et décalé – décalé parce qu’homo ? L’objectif de Gregg Araki est clairement la provocation par l’accumulation de violence grotesque et de crudité sexuelle, essentiellement présente dans les dialogues et les situations – mais hors-champ. Car tout provocateur qu’il soit, Araki est pudique. Cette pudeur est liée au romantisme qui caractérise ses personnages. Car ce qui importe le plus dans son cinéma, c’est de trouver l’amour, quelle que soit la forme bizarre ou déviante qu’il prendra pour les protagonistes. C’est pour vivre leur amour librement que Jon et Luke quittent la ville et ses casseurs de pédés qui surgissent à tous les coins de rue, pour les grands espaces. Araki ménage d’ailleurs un répit pour ses personnages puisque après un climax mêlant violemment l’amour, le sexe et la mort, il se termine sur un plan apaisé de coucher de soleil au bord de l’océan.

Teen Apocalypse Trilogy : Totally Fucked Up (1993), The Doom Generation (1995), Nowhere (1997)

Dans ses trois films suivants, Gregg Araki va s’intéresser à la sexualité adolescente, par essence moins définie : c’est l’âge des possibles, et toutes les situations vont être évoquées : le dépucelage, la fidélité, le couple homo, hétéro, et même une maladroite tentative de ménage à trois.

Totally Fucked Up (another homo movie by Gregg Araki) se présente comme une chronique, le portrait éclaté d’un groupe d’adolescents évoquant crûment ses fantasmes et assumant volontiers son romantisme, ainsi que son rejet des mœurs risquées des générations précédentes (au sujet d’un des leurs qui « ne dort jamais seul » : « Il est resté coincé dans les années 70 »). En 13 chapitres et devant une caméra amateur, tous les sujets tabous sont convoqués, du sida (« Un génocide soutenu par le gouvernement. Réfléchissez : un virus mortel qui ne se transmet que par le sexe et les seringues des drogués : c’est le rêve réalisé de tous les républicains nazis ») au désir d’enfant (le film présente un couple de filles, sous un jour plus flatteur que celui qui apparaissait brièvement dans The Living End). Dans cette bande soudée de six ou sept personnages, le jeune James Duval pose les bases de son personnage d’adolescent sexy, prude, et dépressif, qui sera également le héros des deux films suivants. Un être romantique, parfois naïf et enfantin (The Doom Generation), parfois désespéré (Nowhere), qui voudrait tant parvenir à croire à l’amour. Afin de se protéger des violences de la société dans laquelle ils grandissent, ces adolescents se créent un univers à part, au cœur même de la grande cité (Los Angeles, décor privilégié d’Araki) : habitacles automobiles, chambres closes et parkings déserts sont leurs havres. Ce qui ne les empêche pas de se laisser atteindre parfois par la violence extérieure : Dans Totally Fucked Up, un personnage se fait tabasser, et le film se termine sur le suicide du trop sensible Andy (James Duval), déçu par son amant et par la vie. L’adolescence est un cap difficile, mais elle l’est encore plus lorsque son identité sexuelle ne correspond pas à la norme attendue, c’est ce que semble nous dire Araki.

The Doom Generation (an heterosexual movie by Gregg Araki) porte à son point culminant la description d’une Amérique violente et réactionnaire, dans laquelle les comportements « déviants » sont punis de mort. Récit de la rencontre entre un jeune couple – hétérosexuel – à la coule (Jordan White et Amy Blue) et un séduisant drifter (Xavier Red), le film rappelle The Living End par sa ligne narrative (le road-movie, l’attraction du danger), mais prolonge également la description précise et sensible de la sexualité adolescente amorcée dans Totally Fucked Up : comment se passe une première fois ? Est-ce que le désir s’oppose à l’amour ? Le film pose frontalement les questions naïves de tous les adolescents romantiques, sans esquiver non plus l’attirance pour le sexe pur, débarrassé d’affects. Il est surtout l’occasion pour Araki de présenter une nouvelle figure amoureuse et sexuelle : l’homosexualité qui s’ignore, ou qui reste sous-jacente, comme une potentialité jamais ouvertement évoquée, mais pourtant clairement présente dans la figure du threesome (deux garçons, une fille, trois possibilités). C’est d’ailleurs au moment précis ou Xavier et Jordan sont sur le point de s’embrasser que des agresseurs néo-nazis font leur entrée en chantant leur haine au son de l’hymne américain. C’est le refoulé d’un inconscient collectif malade, gangrené par la religion, qui se présente alors à nous dans toute son horreur. A la fin du film, aucune illusion n’est permise quant à la possibilité d’une vie sexuelle libre et épanouissante au sein de la société américaine.

Nowhere se présente comme un prolongement, voire une extension de Totally Fucked Up : 4 ans plus tard, on retrouve les adolescents dans l’entre-deux libertaire des années d’université. A la construction éclatée du second, le premier ajoute nombres de personnages, et surtout, d’identités sexuelles. Mel, jolie étudiante et petite amie de Dark, est le premier personnage véritablement bisexuel dans le cinéma d’Araki. Dans cette bulle régressive que se constituent les jeunes californiens, les communautés sexuelles ont tendances à disparaître : chacun peut jouir de ses préférences sexuelles sans s’occuper de celles du voisin ; seule la jalousie – celle de Dark (James Duval : « Je me sens vieux jeu ; comme un extra-terrestre ») envers son amie Mel – pourrait être un frein à la soif d’expériences nouvelles, dont le sado-masochisme qui fait ici son apparition. Reflet de la réalité ? Quoi qu’il en soit, hors de ce monde clos, l’opposition au monde adulte, à la violence répressive de la société, est toujours présente : l’intervention d’un télévangéliste en préambule du viol d’Egg par une vedette de seconde zone montre clairement que pour Araki, la violence de son pays est due au refoulement généralisé des pulsions sexuelles. D’ailleurs, chez les adolescents d’Araki, tout libérés qu’ils soient, la fascination de la mort, la dépression et le suicide ne sont jamais loin. Dark pense que sa génération sera le témoin «  de la fin de tout » : « I’m 18 years old and I’m already doomed ». Pour lui, la consolation pourrait venir du beau Montgomery : chez Araki, malgré des détours, l’amour pur reste d’une certaine manière lié à l’homosexualité. Mais pour la première fois dans son cinéma, le fantastique fait son apparition, empêchant cyniquement la concrétisation de des rêves du personnage.

Mysterious Skin (2004)

7 années séparent Nowhere de Mysterious Skin. Entretemps, la Californie a évolué, et l’homosexualité est globalement acceptée par la société civile, sinon par l’Etat – durant les années 2000, plusieurs lois sont votées, puis annulées, avant un statu quo sur une union civile donnant aux homosexuels les mêmes droits que le mariage. L’opposition entre les convictions d’Araki et celles de son pays s’amenuisant progressivement, le cinéaste se voit forcé d’ouvrir encore son champ d’étude. Le récit de Mysterious Skin se situe dans le Kansas rural de 1991, décor dans lequel les personnages adolescents ne peuvent, comme d’ordinaire chez Araki, se construire une bulle protectrice : ils sont égarés dans un no man’s land réactionnaire, à mille lieues des métropoles cosmopolites et plus ouvertes. Dans ce film, la provocation viendra de l’évocation de la pédophilie, sujet largement tabou. Neil McCormick est un adolescent dont le comportement est à chaque instant influencé par un trauma (la relation qu’a entretenue avec lui son entraîneur de base-ball) dont il ne peut se défaire, au point d’orienter ses goûts vers les hommes mûrs, moustachus, voire bedonnants – à la grande horreur de son ami californien, homosexuel branché. Si son homosexualité est présentée comme intrinsèquement liée à sa personnalité (Araki ne prétend pas que l’acte pédophile serait la cause de sa sexualité précoce, mais en quelque sorte sa conséquence – provocation supplémentaire), le viol subi dans l’enfance a détruit son âme, le réduisant à la prostitution. Neil est bloqué dans la reproduction du schéma de séduction de son enfance, au point de rechercher inconsciemment le danger. Le romantisme a disparu, l’amour aussi. Mysterious Skin est un cas à part dans la filmographie de Gregg Araki.

Kaboom (2010)

Suivant l’exemple de ses premiers films, Kaboom pourrait être sous-titré « a queer movie by Gregg Araki » – il a d’ailleurs remporté la Queer Palm au festival de cannes 2010. Le dernier long métrage du cinéaste correspond parfaitement à l’utilisation actuelle du mot, recouvrant les personnes aux pratiques non exclusivement hétérosexuelles, et qui ne souhaitent pas se voir définies plus précisément, que ce soit par leur sexe ou par leur pratique sexuelle. C’est le cas de Smith, étudiant en cinéma qui se dit sexuellement « non-déclaré » («  Je ne crois pas aux catégories sexuelles toutes faites »). Il fantasme sur son colocataire, surfeur blond stupide et hétéro chez qui il soupçonne une homosexualité, non pas refoulée, mais totalement inconsciente. Il couche parfois avec la jolie London, libérée au point de lui offrir, en guise de cadeau d’anniversaire, un plan à trois avec le meilleur ami du coloc. Et il tombe amoureux du doux Oliver, qui lui envoie des messages tendres par vidéo. Quant à Stella, sa meilleur amie lesbienne, elle a une aventure avec une sorcière. Bref, dans Kaboom, toute sexualité est évolutive, toute catégorie est réversible : la seule question est de savoir, selon l’échelle de Kinsey, à quel point chacun est hétéro ou homo. Le synchronisme entre le cinéma d’Araki et la société contemporaine est alors total. Dans sa Californie estudiantine, il ne reste plus trace de violence ou de mépris envers l’homosexualité : celle ci est même considérée comme assez cool : « Strange seems to be the new normal lately »). Dans Kaboom, le sexe, quelle que soit la manière dont il est pratiqué, est joyeux, totalement libre et authentiquement fun. Plus de complexes, de solitude, de désespoir. Plus de puritanisme agressif, ni de religion hypocrite. En fait, Kaboom reprend directement les problématiques de la Teen Apocalypse Trilogy et son héros adolescent et romantique – Thomas Dekker remplaçant James Duval dans le rôle – , mais dans un contexte très différent, une époque dans laquelle la libération sexuelle n’est plus seulement une utopie : lors de la sortie du film, Thomas Dekker affirmait en interview que lui, et toutes ses connaissances, se considéraient comme plus ou moins bisexuels. On ne parle là que d’un milieu relativement restreint (en gros, le monde artistique et/ou branché des métropoles américaines), il n’empêche que la différence avec l’univers décrit dans The Living End, presque vingt ans plus tôt, est frappante. En l’absence d’opposition forte de la société face à sa manière de voir la sexualité, Araki se trouve alors obligé d’inventer une conspiration mystico-fantastique de série B afin de créer un semblant d’enjeu dans son récit. Prolongement de son goût pour les extraterrestres (Nowhere, Mysterious Skin), cette piste mène artificiellement à une fin du monde désinvolte qui manque cruellement d’intensité, comparée aux scènes finales de The Doom Generation ou même Nowhere.

A ses débuts, Araki était un cinéaste strictement gay, clairement militant et en opposition violente avec la société homophobe de son époque. Son cinéma s’est peu à peu ouvert à tout les possibles de la sexualité adolescente, en a exploré toutes les pistes, jusqu’à arriver dans Kaboom à décrire une sexualité polymorphe, sereine et épanouie, totalement en phase avec son époque. Mais le demi-échec que constitue ce dernier opus peut aussi se voir comme une revanche sur la société, une belle victoire pour un cinéaste qui voit, enfin, son rêve d’une sexualité librement choisie et épanouie, se réaliser.

DVD

The Living End, Totally Fucked Up : BQHL Video

The Doom Generation & Nowhere : Coffret « 2 Films de », France Inter/Why Not

Mysterious Skin : MK2

Kaboom : Wild Side Video

 

 

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5 thoughts on “Gregg Araki, de l’underground gay au queer universel

  1. j’ai adoré Splendor aussi , qui me semblait avoir sa place dans cet article, aussi bien esthétiquement qu’au niveau thématique

    1. J’aime énormément Splendor, que je conseille vivement aux amateurs d’Araki pour son côté inhabituellement optimiste et pour son féminisme. J’ai longtemps hésité à l’inclure dans l’article. Mais à la réflexion, il n’y serait pas tout à fait à sa place puisqu’il ne traite pas d’homosexualité, et que les comportements sexuels hors normes qu’il met en scène (en l’occurrence un ménage à trois réussi) ne trouvent aucune contradiction dans la société qui y est montrée.

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