Dans les films américains les plus vus en France, existe une sorte de champ, ou de piscine de stéréotypes dans lequel ont le droit de nager les personnages validés par une force insaisissable, celle qu’on pourrait nommer la « norme », ou la somme des comportements attendus des acteurs sociaux. Dans cette piscine évoluent de vieux modèles, nés avec le cinéma, et puis au gré de son évolution, du stéréotype du mâle viril, détective privé dans les films d’Humphrey Bogart ou taiseux héroïque dans les westerns avec Clint Eastwood. Il y en a pour toutes les tranches sociologiques, les enfants et les vieillards, les banquiers et les pompistes, les maris et les femmes, les amants et les familles, etc.
Ce qui nous intéresse ici, c’est un stéréotype plutôt récent qui perdure, et qui semble refléter l’interaction entre ce bassin de stéréotypes et la vie telle que les gens la vivent. On dirait en effet que le cinéma grand public propose un mode d’emploi pour s’identifier à un stéréotype qu’il définit, film après film, pour s’apercevoir ensuite qu’une autre catégorie est née, et s’évertuer à l’intégrer dans la somme des éléments qu’il peut manier.
Le concept d’adolescence n’est pas bien vieux, il apparaît au cinéma assez récemment (avant, les personnages jeunes étaient des enfants, ou de jeunes gens), pour vraiment s’imposer dans le genre teen movie, avec les films de John Hugues. Mais cet article ne traite pas du teen movie, seulement de la construction d’un stéréotype qui y est apparu.
Les héroïnes de John Hugues ne sont pas des enfants, ni des femmes. Elles ne sont pas des Scout Niblett (Ne Tirez pas sur l’oiseau moqueur) aux genoux écorchés, ou des Katherine Hepburn en plein contrôle de leur « féminité », elles sont peut être plus proches des rôles d’Audrey Hepburn, au moins tout aussi « espiègles » et « malines », et tout aussi sexuées. Mais elles ont l’âge d’aller au lycée, et leur arrivée sur grand écran correspond aussi à l’intérêt de l’industrie de la culture pour le nouveau marché des consommateurs lycéens.
Il faut créer une case.
Le cinéma doit parler aux jeunes, se faire aimer d’eux, et donc les représenter. La première tentative, la mère de toutes ces représentations, c’est l’actrice Molly Ringwald, et les films Pretty in Pink, Sweet Sixteen et bien sûr Breakfast Club, équivalent de l’Ancien Testament des stéréotypes d’ados.
Mais John Hugues a encore de la finesse : Molly est intelligente, sensible, fidèle au genre, mais aussi très autonome, très libre dans ses relations – par exemple dans celles avec les autres filles ou avec son père, dans ses goûts.
Il faut un véritable stéréotype, qui pourrait créer :
– une économie de produits destinés à celles et ceux que représentent les films ;
– une case sociologique confortable pour interpréter les mouvements idéologiques, et ainsi cadrer les futures actrices sociales.
S’ensuit une série de films qui commence par assurer la crédibilité : on peut citer Ghost World (2001), adaptation de la BD indé de Daniel Clowes, par Terry Zwigoff (oui, c’est Scarlett, l’ado bizarre). On traîne dans les backyard sales, on achète des t-shirts ringards et on critique les footballeurs.
Le pendant télévisuel de cette nouvelle case sociologique sera Angela, 15 ans, dans la série du même nom.
Il est assez amusant d’observer que, dans le film Elle est trop bien, en 1999, la fille qui correspond à l’ado indé, qui « s’habille avec les rideaux de sa grand-mère », doit changer de style pour devenir « normale » et donc « trop bien », MTV opposera à cette définition la série Daria (entre 1997 et 2002), à l’héroïne très mal habillée elle aussi. Le stéréotype de la nerd indé /ado marginale se définit par opposition aux autres styles lycéens dans les films, les geeks, les jocks et autres cheerleaders ; le film Clueless, en 1995, permet de séparer tout ça une bonne fois pour toutes : choisis ton camp.
Le point culminant, c’est le film qui définit le genre, qui délimite la liberté de celle qui s’identifiera à l’héroïne, qui dessinera les frontières de ce qui lui est désormais possible : c’est Juno, en 2007. Ses vêtements, le ton de sa voix, ses ami-es, sa musique, ses choix de vie, tout est clair, il ne reste plus qu’à décliner le personnage, plus capricieuse (500 Days of Summer), plus cynique (Easy A), plus sportive (Bliss), ou plus malade dans Restless de Gus Van Sant, le pape des « cinéastes qui filment les ados », qui passe de Elephant à ça : la boucle est bouclée.
Elle fera donc du dessin ou de la photo, s’intéressera aux vieux ou aux malades, s’habillera en vintage-mamie, sera très exubérante, détestera l’injustice et la résignation, mangera bio, fera du vélo ou prendra le bus, aura une tonne de références à des trucs underground ou trop vieux. (Si vous voulez vous remettre à jour, Ruby Sparks est sorti récemment, complètement à la traîne, mais parfaitement cohérent, et The New Girl, qui permet à Zooey de rester Zooey).
Quand elle sera grande, elle sera boulangère, comme Maggie Gyllenhal dans Harold Crick, qui distribue du pain aux SDF et déteste le fisc (Pourquoi ?).
En France, le genre reste à explorer, il me semble quand même qu’au vu du nombre de films et de spectateurs/trices, le stéréotype parvient à s’imposer auprès des jeunes filles concernées et dans les têtes des gens qui les côtoient.
Le stéréotype est dangereux, et c’est le sens de cet article, car il est enfermant. Les jeunes filles d’aujourd’hui ont le droit de n’être ni des bimbos, ni des marginales, ni moches, ni belles, ni bêtes, ni drôles, mais bien des mélanges, comme les vrais gens dans la vrai vie. Les jeunes filles d’aujourd’hui ont le droit d’être ce qu’elles veulent. Le cinéma insuffle les idées, insinue dans nos esprits les nouvelles définitions de qui doit être quoi. Les stéréotypes présents dans le « divertissement », ici le cinéma, correspondent à des suggestions d’un système commercial qui vise à simplifier les comportements pour rendre son action plus efficace, et ils apparaissent par petites touches, sans être identifiés comme tels, mais plutôt maquillés pour être mieux acceptés. Chaque film propose ses stéréotypes, chacun a les siens, la répétition et l’étroitesse de celui qu’on peut appeler « indie cute » nous impose de nous méfier, et même de le refuser.
En ce qui me concerne, je suis vraiment d’accord avec le constat : on est passé de Pretty in pink ou Breakfast Club où le stéréotype est le sujet puisque les deux films jouent sur la période de la vie, l’adolescence, où l’individu se frotte au stéréotype pour affirmer une individualité (ce dont tu parles, Martin) à l’abominable Juno, qui empile les lieux communs. Et cette appropriation de la pauvreté et du malaise existentiel par un film consensuel et larmoyant est effectivement assez dégueulasse. D’accord aussi pour faire de Ellen Page le représentante honnie de cette métamorphose. Mais bon, au fond, tout ça ne fait que confirmer une chose : le succès de la figure créée par John Hughes et le mouvement général de l’art aux Etats-Unis, qui s’invente à la marge, est repris et lifté par un petit malin pour finalement devenir la norme.
C’est con que l’on ne puisse J’aimer un commentaire, ici.
Magnifique, Elsa, vous relancez les idées de cet article dans une autre direction, très intéressant.
J’aime beaucoup « le stéréotype est le sujet » et son développement. Très bien vu.
Et tout le monde semble aimer John Hugues, très bon choix que de conclure avec lui.
De la difficulté des discussions sur internet 🙂
Bon, en tout cas Baptiste j’espère que tu écriras d’autres articles. Même si on n’est pas d’accord, c’est bien écrit et bien argumenté. Tu as un vrai point de vue et ça c’est chouette.
Bonne continuation !
Oui !
Et tu parles de films qu’on aime, Baptiste, alors forcément on sort les griffes mais c’est chouette ! 🙂
Coline, Martin, je vous remercie. Nos échanges m’ont permis de comprendre plus précisément ce que je cherchais à dire. C’est tout à votre honneur de les terminer comme ça, très fair play. On retiendra comme dit Martin la difficulté des discussions sur internet, mais surtout le bon esprit dans les commentaires.
Petite révérence respectueuse.
Petite révérence respectueuse également. 🙂
Et puis Sixteen Candles (pas Sweet sixteen), ou Breakfast Club jouent aussi avec ce code de la fille qui tombe amoureuse du garçon le plus populaire (SC), ou de la bizaro qui devient sublime quand elle est relookée par la jolie fille (BC). Ca ne les empêche pas d’être des films intelligents et sensibles.
j’ai pris soin dans l’article de faire apparaître la finesse de John Hugues, contrairement à d’autres, dont les films pourront sans problèmes être qualifiés de « intelligents et sensibles ».
Ayant vu la plupart de ces films et séries, je suppose que je suis moi aussi indie cute.
Cela étant, je trouve ta critique elle aussi un peu stéréotypée.
Il me semble qu’on ne peut pas mettre dans le même sac des films comme Bliss ou 500 jours ensemble, qui utilisent certes les codes d’un certain indé chic (bien sûr tous les personnages sont beaux, et ne sont pas de vrais marginaux), mais comme le dit Martin, ils sont une lueur d’espoir pour les bizarros parce qu’ils ont quelque chose de profondément sincère jusque dans le stéréotype, et Restless, qui est fait de carton-pâte, n’est qu’une posture.
Oui, cette catégorie est devenue un stéréotype parmi d’autres, mais elle n’a rien d’enfermante, la preuve c’est la diversité des personnalités indie cute dans les films que tu cites, il y en a de bons et de moins bons, de plus ou moins bien écrits, plus ou moins intelligents. C’est ça la vraie question, c’est ce qu’on en fait qui est éventuellement enfermant, par la catégorie elle-même.
(Pretty in pink est bien ?)
On ne peut peut-être pas mettre ces films dans le même sac, et pourtant je le fais, car j’essaie de démontrer quelque chose. C’est le procédé rhétorique que j’ai choisi.
De la même manière que vous jugez Restless hors du sac.
Je parle de stéréotypes pour parler de ce qui est commun à tous ces films, si je montre qu’il y en a « de bons et moins bons », je change de direction. Le stéréotype est rigide et fixe, et je l’observe dans plusieurs films, alors j’essaie d’en faire une analyse.
Il apparaît, à travers votre réaction et celle de Martin, que la définition de « stéréotype » n’est peut être pas la même pour vous et moi. En quoi trouvez-vous mon article « stéréotypé » ?
Je ne me suis pas tout à fait bien exprimée, ce que je voulais dire, c’est que définir l’indie cute en mettant dans le même sac des films qui n’ont pas forcément beaucoup à voir, c’est fabriquer un stéréotype. Il y a des bizarros dans tous ces films, mais tous ces bizarros sont différents et différemment bizarros 🙂
mon article essaie d’expliquer que je pense qu’il y a un stéréotype dans un groupe de films = je regroupe ces films pour montrer le stéréotype.
Ce que vous semblez critiquer, c’est ma méthodologie et ma thèse. Il ne me reste pas grand chose. De fait, je ne sais que vous répondre.
Mais justement, je trouve qu’il n’y a pas « un stéréotype rigide et fixe » dans ce groupe de films que vous constituez, il y a toutes sortes de profils de gens plus ou moins à la marge, différemment à la marge et qui en souffrent plus ou moins.
Je ne trouve pas ça dangereux ni enfermant, ces personnages sont d’ailleurs tous ambivalents et pas uniquement relevant d’un seul type de caractère (certains sont moins finement dessinés, c’est vrai), ils montrent aussi qu’il y a plein de sortes de marginaux, ils ouvrent à chaque fois le champ.
Mais bref, ce n’est que mon avis!
Article intéressant.
Mais je pense qu’il est important de choisir son camp, car le réel c’est la guerre.
Je suis indie cute sans doute. Mais je vois les avantages de cette ouverture à d’autres types. Daria a été un soulagement par exemple. Et tout ces personnages qui n’avaient pas le droit de citer au cinéma, et qui était méprisés à l’école. De mon point de vue ça n’a pas simplifier les comportements, ça a permis pour les bizarros de se sentir moins seuls et de penser à des solidarités.
Le stéréotype n’est pas dangereux, car il ne tient jamais ses promesses. Il y a de la marge entre des individus qui ont l’air indie pop, des différences. Un nouveau type décrit, filmé, c’est une respiration, une possibilité d’existence à aménager à notre manière.
« Les jeunes filles d’aujourd’hui ont le droit de n’être ni des bimbos, ni des marginales, ni moches, ni belles, ni bêtes, ni drôles, mais bien des mélanges, comme les vrais gens dans la vrai vie. Les jeunes filles d’aujourd’hui ont le droit d’être ce qu’elles veulent. » Je ne suis pas sûr que ce soit une question de droit. Et à les filles intelligentes, drôles et bizarres, qui ont un problème dans leur rapport au monde et aux autres, je les aime. Ces filles indie cute. Les vrais gens dans la vraie vie, pour moi c’est ça l’horreur.
Ce que j’essaie de dire dans l’article c’est que le cinéma-relai de la société de consommation (cf les films que je cite) a compris à un certain moment qu’il y avait une nouvelle catégorie d’individu-es (les « bizarros » si tu veux) qui n’étaient plus représenté-es dans les films. On a donc créé une nouvelle catégorie, un soulagement au départ comme tu dis, mais après quelques années la catégorie est devenue rigide, enfermante. Pour créer un nouveau groupe de cibles marketing.
Il me semble que tu parles du moment où l’apparition de nouveaux personnages t’a semblé positive (une respiration). J’insiste plus sur la suite.
Je parle du droit pour rendre évident qu’il faut se méfier de ce qu’on propose dans notre société, qu’on doit s’accorder le droit (c’est pas moi qui le donne) de se définir.
Si tu aimes les personnages indie cute, c’est très bien, je montre juste que si on se remplit la tête de ces films, il devient plus difficile d’être vraiment libre de choisir ce qu’on veut être.
Si tu aimes les personnages indie cute plus que les gens réels, c’est une autre question, beaucoup plus personnelle… Et si on doit parler des stéréotypes qui ne « sont pas dangereux », c’est aussi une autre question, encore plus politique.
C’est pour ce genre d’article que Ciné ma Traque, I love YOU !
je suis content. tu peux définir quel genre d’article ?