Un cinéma français « fort et créatif » ?

Une longue liste de professionnels du cinéma (parmi lesquels Mathieu Amalric, Olivier Assayas, Luc Besson, Arnaud Desplechin…), s’opposait récemment au projet de convention collective porté par le Ministère de la Culture. La question est précieuse, en ce qu’elle met en jeu, d’un côté, la nécessaire garantie des conditions de travail des professions techniques du cinéma et, de l’autre, la préservation d’oeuvres fragiles qui, dit-on, s’accommoderaient mal de règles trop coercitives, en matière de salaires notamment.

Une fois ces questions réglées – si tant est qu’elles puissent l’être, du moins sous la forme d’un compromis satisfaisant – il restera encore à s’interroger sur la qualité elle-même de la production française, décidément l’angle mort des discussions en cours. Dans le texte accompagnant la pétition, il était question de préserver un « système exceptionnel », ayant permis de construire, « au fil des années, une cinématographie forte, indépendante et créative. » Créative ? Vraiment ? Des quatre coins du monde, nous parviennent des propositions formellement audacieuses, ou en prise directe avec leur temps et, cruel paradoxe, parfois co-financées par des fonds français. S’il s’agit en revanche de dresser le bilan des auteurs français en 2012, y a-t-il de quoi se réjouir (à quelques exceptions près, Carax en tête) ?

Zinzolin a récemment publié la tribune d’un producteur (Igor Wojtowicz) se plaignant, exemples à l’appui, de la faiblesse générale des scénarii des films français. Le texte s’intitulait Requiem pour un scénario, et pointait à juste titre l’improbable médiocrité de 600 kilos d’or pur ou Requiem pour une tueuse.

Mais quid d’un plaidoyer pour une forme ? Lorsque d’autres films se targuent d’un script solide, il leur arrive encore de s’apparenter, en termes de mise en scène, à d’aimables téléfilms, leur passage sur grand écran n’étant plus une fin en soi, mais un passage obligé vers une diffusion en prime time. Serions-nous tombés si bas qu’il nous faudrait désormais nous émerveiller à la vue de Populaire ou du Prénom et, tant qu’on y est, célébrer en Télé Gaucho l’avenir du cinéma français ? Serait-ce faire injure à Sophie Letourneur que de relever que la forme de ses films, au demeurant réussis, n’a rien de révolutionnaire ? Que Djinn Carrenard n’a pas initié un mouvement d’ampleur, et que les 13 commandements de Donoma Guerilla (« Le ciment du travail de l’équipe est l’amusement », « Des projections test avec formulaire de satisfaction sont réalisées avant la finalisation du montage »…) ne semblent pas porteurs d’une esthétique authentiquement innovante, et donc à même de faire école ?

Posons donc les questions qui fâchent : au-delà des questions d’ordre conjoncturel (tradition du scénario-roi ; mainmise des télévisions ; pragmatisme bas du front d’une poignée de producteurs, exigeant un retour sur investissement immédiat, et traitant les films en grossistes), les jeunes auteurs français ont-ils quelque chose à dire ? Si oui, le système en place les empêche-t-il d’émerger ? Qui, pour assurer aujourd’hui la relève de Carax, Guiraudie ou Desplechin ? Comment expliquer qu’en l’absence de financements, à l’épreuve des micro-budgets, certaines des propositions les plus inventives soient l’oeuvre d’un sexagénaire (Brisseau) et d’un octogénaire (Cavalier) ? Nation de patrimoine, la France l’est-elle encore de création, vivante et innovante ? Est-elle à même de formuler des propositions fortes ?

Enfin, comment le cinéma français ne véhiculerait-il pas l’image d’un petit pays prostré sur ses acquis, impropre à créer des formes, à traiter du contemporain, à voir plus loin que le bout de son nez, ou des petites affaires intimes (elle et moi, moi sans elle, quand ce n’est pas plus simplement moi et moi) ?

À la lettre C de son Abécédaire, Gilles Deleuze opérait, en termes de création notamment, une distinction entre périodes pauvres et périodes riches. Au temps d’où il parlait (la fin des années 80, parangon de médiocrité, à l’en croire), il opposait ainsi l’époque consécutive à la Libération, ainsi que celle ayant conduit aux événements de 68. « À toute période pauvre succède une période riche ! » assurait le philosophe, avant d’ajouter : « Malheur aux pauvres ! » Malheur à nous, s’entend ?

Plus loin, évoquant un film d’Alexandre Askoldov, La Commissaire (réalisé en 1967, mais distribué en salles vingt ans plus tard, censure oblige), il disait avoir éprouvé un sentiment étonnant. « Ce film était très bien, mais on se disait, avec terreur, ou avec une espèce de compassion, que c’était un film comme les russes en faisaient avant-guerre (…) C’était comme si rien ne s’était passé, depuis la guerre, dans le cinéma. (…) Il filmait comme on filmait vingt ans plus tôt. » La remarque ne vaut-elle pas pour la production française contemporaine ? Combien d’oeuvres – dont la modernité pourrait bien se résumer à l’inclusion dans le cadre de téléphones cellulaires  – semblent tout droit sorties d’une époque révolue ?

« Supposons les nouveaux Beckett, ajoutait Deleuze, les Beckett d’aujourd’hui. Supposons qu’on ne les publie pas. (…) C’est évident que rien ne manquerait. Par définition, un grand auteur, ou un génie, c’est quelqu’un qui apporte quelque chose de nouveau. Si ce nouveau n’apparaît pas, ça ne gêne personne, ça ne manque à personne, puisqu’on en avait aucune idée. (…) Si les nouveaux Beckett, aujourd’hui, sont empêchés d’être publiés par le système de l’édition, personne ne pourra dire : Oh, comme ça nous manque ! »

Voilà précisément ce qui manque au cinéma français : ce qui ne lui manque pas, et ne brille décidément pas par son absence.

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6 thoughts on “Un cinéma français « fort et créatif » ?

  1. Même si j’aime le cinéma je ne connais absolument rien des analyses cinématographiques. Mes remarques vous sembleront peut-être complètement déconnectées par rapport au sujet.

    Voila, il me semble que l’on trouve encore des artistes « forts et créatifs », je penses surtout à Dumont avec « La vie de Jésus » ou « Flandres ». Puis il y a toujours Godard qui nous a offert récemment « Notre musique », un véritable chef d’oeuvre et un grand moment de création ! Il y a Carax que vous citez. Si on compare avec les États-Unis, ils ne sont pas nombreux les grands artistes « forts et créatifs » non plus… Ils nous servent le plus généralement de vilains block-busters.
    Je crois qu’il y a encore de nombreux artistes pour nous bousculer (et plus particulièrement dans le cinéma) et ce, partout dans le monde !

    Par ailleurs, je ne vois pas du tout en quoi le film d’Askoldov a été filmé comme on filmait avant la guerre. Au contraire, j’y ai trouvé la mise en scène particulièrement proche des films de Tarkovski. La manière de décrire les personnages, de filmer le quotidien de ces gens durant la seconde guerre mondiale, le réalisme et les problématiques posées. Certes il y a quelques images qui nous rappellent Eisenstein ou Poudovkine, mais à part cela…

    Sur ce, merci encore pour votre article !

  2. Les cahiers te répondent Rebecca Zlotowski, Guillaume Brac, Justine Triet, Antonin Peretjatko, Thomas Salvador, Yann Gonzales et l’inévitable Djinn… leur premier ou second film devrait sortir d’ici quelques mois… (j’adore le pitch du film de RZ, Grand central : une histoire d’amour entre Léa Seydoux et Tahar Rahim dans une central nucléaire!). A suivre dans les salles…

    1. A suivre dans les salles, oui. On peut souhaiter, sur ces quelques noms, qu’à l’avenir il se passe quelque chose. Mais pour l’instant, à mon sens, il ne se passe rien (ou si peu)…

  3. Très bon article, et qui fait en effet peur à lire… Ceci dit, je pense que cette absence dont tu parles n’est pas totale : les auteurs essentiels, ou, du moins, novateurs, font des films. Mais ils ne sont pas vus. Sylvain George trouvera-t-il encore la foi, et la force de faire d’autres films, après la sanction que ses 1000 entrées lui ont infligé? Pareil pour Nicola Sornaga, par exemple, dont Le dernier des immobiles me semble être un film très fort, et qui peinent depuis 5 ans à montrer Monsieur Morimoto (même si, apparemment, c’est pour bientôt!). Et enfin, même si Les coquillettes ne sont pas si al dente que ça, je pense que c’est un film de notre époque, et qui traite aussi de notre cinéma, et des festivals où on parle plus de petits fours, et de coups d’un soir, que d’idées. C’est peut-être notre époque-même le problème; y aura-t-il des films pour la transformer? Le cinéma est-il assez fort pour agir, et ne plus se contenter de prendre acte? Je ne sais pas…

    1. Je me contentais de sous-entendre la chose dans l’article, mais mon avis est qu’au-delà de la question du cinéma, la société française elle-même est exsangue, au point mort, et que le constat vaut aussi, sans doute, pour sa littérature, sa politique… J’espère aussi que Sylvain George trouvera la force de faire d’autres films, mais il fait figure d’exception…

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