Lorsque l’écrivain Ellison Oswalt (Ethan Hawke) emménage avec sa famille dans la maison où s’est déroulé le crime sur lequel il enquête (la pendaison de toute une famille dans le jardin), sans en avertir sa femme, il prend en toute conscience un gros risque personnel. Le personnage rejoint ainsi le type des créateurs, qui au fur et à mesure que leur vie, notamment familiale, se complexifie, font monter la pression jusqu’à l’inévitable : l’échec, la page blanche ou la répétition. Mise en abyme d’un réalisateur, Scott Derrickson, qui, après le succès de L’Exorcisme d’Emily Rose, a subi un lourd échec critique avec Le Jour où le monde s’arrêta, le personnage d’Ellison est moins l’écrivain de son livre que le réalisateur d’un classique du film d’horreur : le film de found footages, les bobines de 8 mm retrouvées dans le grenier qui, au fur et à mesure de leur montage révèlent l’horrible histoire d’un meurtre pour finalement se retourner contre le spectateur premier (le héros) et le spectateur second (vous, moi, et tous ceux qui hurlent dans les salles de cinéma). A cet égard, Sinister utilise de façon très maligne le 8 mm et l’image numérique, mêlant la matérialité du film à celle du montage sur ordinateur, jouant de l’inflammabilité de la pellicule comme de la reproductibilité de l’image numérique, pour propager chez le spectateur cet élément déterminant du succès du film d’horreur : la peur. Pari tenu pour Sinister pendant les trois quart du film… qui s’effondre brusquement lors du dénouement. Dans un entretien contenu dans les bonus du DVD, le réalisateur explique qu’il aime l’hybridation. C’est peut-être le problème d’un film qui déploie avec talent références et fausses pistes mais qui peine à rassembler le tout dans une conclusion satisfaisante. En essayant de se dégager des contraintes du genre par la juxtaposition pas toujours convaincante de Massacre à la tronçonneuse avec Ring, Rosemary’s Baby, Shining et autres Hostel, Scott Derrickson perd le bénéfice de la contrainte, soit la capacité à exprimer dans un cadre codifié un talent particulier, le fameux « supplément » qu’octroie Jacques Derrida aux œuvres qui transcendent le genre tout en y appartenant. Ainsi, l’intérêt décroit au fur et à mesure que l’intrigue se déploie, tandis que le film, malgré ses indéniables qualités plastiques, abandonne sa personnalité pour tourner au banal exercice de style, d’autant plus inefficace qu’il y a visiblement un hiatus entre les intentions du réalisateur et le dénouement scénaristique.
Il y a pourtant quelque chose de beau, sinon d’original, dans Sinister, c’est le personnage de l’écrivain raté. Imposée par Stephen King, la figure aujourd’hui conventionnelle déborde le cadre fictionnel, l’auteur ayant fréquemment commenté les points de rencontre entre un personnage comme celui de l’écrivain alcoolique de Shining et sa propre vie, rongée un temps par l’addiction. Ce jeu entre réalité et fiction, autobiographie et roman, déjà à l’œuvre dans L’Antre de la folie de John Carpenter, prend un tour particulier avec l’interprétation d’Ethan Hawke. La noirceur teintée de fragilité du personnage entre en résonance avec la carrière d’un acteur qui a peu à peu démissionné de l’avenir qui lui était promis après le succès du Cercle des poètes disparus. Au milieu du film, Ellison, dépassé par l’horreur dans laquelle il s’est volontairement plongé, regarde une émission de télévision réalisée il y a dix ans lors de la sortie de son premier livre Kentucky Blood. Un présentateur l’interroge sur l’immoralité qu’il y a à construire son succès sur la souffrance des autres. Le jeune écrivain d’alors parle de justice. Derrière l’écran, un verre de whisky à la main, Ellison esquisse un rictus. Il est devenu un charognard comme les autres. Offrir sa famille en gage de bonne volonté à la muse, qui n’est autre que le démon de l’ambition, apparaît comme la seule voie.
Toujours dans les bonus, le réalisateur raconte qu’après son expérience ratée à Hollywood avec Le Jour où la terre s’arrêta, il s’est beaucoup moins préoccupé du budget du film que du contrôle qu’il pourrait avoir sur le film, se félicitant d’avoir obtenu avec Sinister le final cut. Il faudrait peut-être s’interroger sur ce modèle de production qui engage les jeunes réalisateurs à s’estimer heureux d’avoir le final cut sur un film de commande. Ainsi, le héros fonctionnerait pour le réalisateur moins comme un repoussoir qui lui permettrait de dépasser sa peur de la stérilité que comme un modèle paradoxal. Avec Sinister, réalisé pour 3 millions de dollars et qui en a rapporté 87 millions, Scott Derrickson a parfaitement réussi son coup. Son prochain film nous renseignera sur une autre question morale : dans quelle mesure le courage est-il une composante essentielle de l’art ?
Sur l’édition dvd : qualité de l’image et du son optimum des éditions Wild Side.
Bonus : Service minimum. Un entretien avec le réalisateur abordant la genèse du film, mais aussi des questions plus techniques sur le type de caméra et le (très bon) travail d’éclairage du chef opérateur + deux scènes coupées commentées par le scénariste et le réalisateur, sans autre intérêt que de montrer le travail d’Angela Bettis (May), coupées au montage.
Sinister, de Scott Derrickson, Avec Ethan Hawke, Juliet Rylance, Fred Dalton Thompson, James Ransone, 2012, 1h45. Sortie chez Wild Side en DVD, Blu-Ray et VOD le 13 mars (20€)