En 1946, Howard Hawks, comme la plupart des cinéastes de sa génération, a déjà œuvré dans beaucoup de genres, en parvenant à imprimer sa marque (volubile nonchalance, ironie stoïque) à chacun d’eux : film d’aventures (Only Angels Have Wings), de guerre (Sergent York), comédie (Bringing Up Baby) et film noir (The Big Sleep). Son caractère intransigeant et querelleur l’a par ailleurs obligé à changer régulièrement – en fait, quasiment à chaque film – de studio et de producteur. Il a ainsi travaillé entre autres avec David O. Selznick, Samuel Goldwyn et même l’excentrique Howard Hugues.
La Rivière rouge est pour lui le film des premières fois : premier western, première production en indépendant (en association avec Charles K. Feldman) et enfin première collaboration avec John Wayne. Cet esprit aventureux donne son titre à l’excellent petit livre de Philippe Garnier qui accompagne l’édition DVD de Wild Side. Howard Hawks à la conquête du western regorge d’anecdotes sur le film : c’est en y admirant la performance de John Wayne que Ford sera convaincu de son talent d’acteur (dans Stagecoach, celui ci n’était qu’un personnage parmi d’autres ; à partir de Red River, il deviendra le héros fordien par excellence, succédant à Henri Fonda dans ce rôle). Le livre de Garnier évoque également la figure de Borden Chase, écrivain médiocre mais scénariste de talent, dont le roman-feuilleton Blazing Guns on the Chisholm Trail servit de base au script de Red River, et qui écrira ensuite les scenarii de plusieurs très grands westerns d’Anthony Mann : Winchester 73, Bend of the River, The Far Country, rien que ça.
Le film est présenté dans sa version director’s cut, au montage plus resserré que la version initiale, et dont la narration, au lieu du traditionnel livre feuilleté, est assumée par la voix off du génial Walter Brennan, personnage secondaire mais essentiel, qui raconte avec chaleur l’aventure d’un groupe de cow-boys menés par Thomas Dunson de leur ranch du South Texas jusqu’à la ville commerçante d’Abilene (Kansas). La Rivière rouge bénéficie d’une efficacité narrative à toute épreuve – notamment dans sa brillante introduction, située 15 ans avant le récit principal – et ménage régulièrement des séquences formidables, comme la veille du départ lorsque Dunson énumère tous les dangers auxquels seront exposés les vachers sur la piste ; ou bien la traversée de la Red River par le gigantesque troupeau. L’axe privilégié par Hawks est, comme à son habitude, celui d’une aventure collective dont la réussite ou l’échec dépend autant des conflits entre les personnages que des dangers extérieurs, d’où l’importance des scènes de discussion autour du feu de camp durant lesquelles le cinéaste donne libre cours à son inimitable sens du dialogue et de la caractérisation des personnages. Le récit s’inscrit dans une époque charnière de l’épopée de l’ouest : l’après la guerre de sécession, qui voit se faire la jonction entre les Etats Fédéraux de l’est et les territoires de l’ouest, encore sauvages. En ouvrant la piste, Dunson et Matthew deviennent des pionniers, nourrissant le pays avec leur bœuf, « good beef to make strong men ». La propriété, le commerce : toute une idéologie qui se met en place.
Wayne profite de la complexité de son rôle (un anti-héros dont le comportement tyrannique pousse son fils adoptif à la mutinerie) pour poser les bases du jeu qu’il développera ensuite chez Ford: vieillissement prématuré, caractère dur mais faillible, démarche légèrement traînante, importance du dos… A ses côtés, le débutant Montgomery Clift est encore un peu frêle, mais donne du sel à son rôle en se frottant le nez de manière ambiguë à chaque fois que son concurrent (John Ireland) lui parle de son pistolet, créant ainsi quelques échanges savoureux. Par sa sécheresse de ton et l’ampleur du conflit moral qu’il met en scène, La Rivière rouge se place à l’évidence comme l’une des grandes réussites de Hawks. Seules la faiblesse de son dénouement et de son personnage féminin l’empêchent d’accéder au statut de chef-d’œuvre. On notera enfin qu’il semble avoir inspiré l’écrivain Larry McMurtry. Celui-ci reprend dans son excellente saga Lonesome Dove plusieurs éléments de récit tels que le ranch installé au bord du Rio Grande, le vol du bétail aux propriétaires voisins, le voyage vers le nord avec le troupeau, la filiation difficile… Mais c’est une autre histoire.
La Rivière rouge, Howard Hawks, avec John Wayne, Montgomery Clift, Joanne Dru, Etats-Unis, 2h13. En combo DVD+Blu-ray (Wild Side Vidéo) depuis le 6 mars.